YOTSUYA-KU HANAZONO-CHO © 2013 Kan TAKHAMA / Takeshobo Co.

Kan Takahama est une auteure de manga atypique et authentique. Ses œuvres, qui couvrent l’histoire japonaise, avant et après l’ouverture à l’Occident, évoquent le quotidien de la société japonaise et les forces telluriques qui la mettent en mouvement. Au cours des deux années écoulées, deux de ses œuvres, sur Nagasaki au XIXe siècle (Le Dernier Envol du papillon) et le Japon de l’avant-guerre (Tokyo, amour et libertés), ont été publiées en France. La jeune mangaka a une vision personnelle de la société japonaise. Nous l’avons rencontrée.

 

Depuis « Le Dernier Envol du papillon », vous faites un retour sur le passé du Japon ? Qu’est-ce qui vous a motivée à opérer ce retour ?

Qu’est-ce que cela fait de travailler sur cette période alors que vous étiez plutôt habituée à situer vos histoires dans le Japon actuel ?

Le choix des sujets a-t-il été discuté par l’éditeur ?

Au début ça a été la proposition d’un éditeur japonais de la maison d’édition Leedsha, qui est spécialisée dans les mangas historiques. C’était donc une commande. Un éditeur de Leedsha aimait ce que je faisais et m’a contactée. Il est devenu depuis mon éditeur de référence dans la maison.

Je ne savais pas comment travailler sur un sujet historique quand j’ai commencé. Je préférais le présent. Mais en avançant dans ce projet, j’ai pris beaucoup de plaisir à faire de la recherche, et j’ai fini par créer ma propre méthode de travail.

Dans la discussion avec Leed, l’objectif était d’essayer de trouver une période qui intéresse les Japonais et fédère le plus large lectorat. La fin du Bakufu [gouvernement militaire du shogun] a été un choix évident. Cette période de passage vers l’époque Meiji est appréciée des Japonais, et c’est une époque pour laquelle ils ont beaucoup de curiosité.

 

C’est aussi une époque à partir de laquelle on commence à avoir des photographies.

Par exemple, le personnage hollandais dont il est question dans Le Dernier Envol du papillon a vraiment existé et aimait la photographie. C’est sur ses photos qu’on a pu s’appuyer.

 

Le support photographique permet de me représenter les scènes et donne beaucoup d’éléments : cela permet de comprendre comment étaient organisés les quartiers, les personnes, et un certain nombre de règles et d’usages en cours. Par la suite, chez Leedsha, on a choisi avec l’éditeur des périodes qui permettent de se référer à des photographies.

 

Dans Tokyo, amour et libertés, c’est un peu différent : il a été publié avant Le Dernier Envol du papillon au Japon et c’était lié à une histoire familiale. C’est publié dans une autre maison d’édition que Leedsha et c’est plutôt moi qui m’intéressais à cette période-là. Ce qui m’a donné envie d’écrire, ce sont des document de mon grand-père retrouvés. Ça a été un déclencheur.

 

CHO-NO-MICHIYUKI © 2015 Kan Takahama

L’une des thématiques abordée dans vos mangas est la prostitution. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce sujet ?

Mais ce n’est pas un sujet plus transversal dans votre création ?

Dans votre expérience personnelle et dans vos recherches, que pouvez-vous dire de la prostitution d’hier et d’aujourd’hui ?

Vous donnez l’impression de ne pas porter de jugement sur la prostitution, comme si c’était un état de fait ?

Les geishas, c’est un sujet qui passionne les lecteurs, c’est aussi simple que ça.

Oui, c’est vrai. Quand j’étais plus jeune je ne suis pas allée jusqu’à la prostitution, mais j’ai travaillé dans des bars à hôtesses, où j’ai appris qu’on peut gagner de l’argent rapidement. J’ai gardé un intérêt pour tout ce qu’on y ressent, des sentiments variés, jusqu’au dégoût, et c’est un univers qui continue de m’intéresser.

J’ai aussi été entourée par ces gens-la, je les connais d’assez près, je peux observer l’aspect humain et trouver des personnes intéressantes. Ce sont des sujets que je trouve facile à mettre en scène et à intégrer à des histoires.

Rien n’a changé, j’ai l’impression qu’en profondeur c’est la même chose, c’est toujours lié à la maladie, l’argent et la mafia.

Oui, parce que ce n’est ni blanc, ni noir, ni tout bon, ni tout mauvais. Par exemple, à l’époque d’Edo, il était courant qu’une fille de pauvre soit vendue pour soutenir sa famille. Et c’était quelque chose qui était relativement accepté, par la famille et l’entourage.

 

Et quand ces filles avaient un contrat et qu’elles voulaient retourner dans la société civile, l’entourage les aidait à reprendre leur place. Et il y a des documents qui relatent l’étonnement des étrangers qui découvrent ce système, et sur l’étrangeté de ce fonctionnement social. C’est particulièrement vrai à Nagasaki, où il y avait eu une influence chrétienne.

 

CHO-NO-MICHIYUKI © 2015 Kan Takahama

CHO-NO-MICHIYUKI © 2015 Kan Takahama

Vous avez aussi choisi de montrer la sexualité dans vos planches ? Pourquoi et comment la rendre au plus juste ?

En tant que mangaka femme, peut-on amener une différence dans la façon de représenter la sexualité ?

Les maisons d’édition vous ont-elles déjà fait reprendre vos dessins érotiques ?

On entend beaucoup dire que le Japon est moins libéré aujourd’hui qu’auparavant. Que pensez-vous de ces évolutions ?

Quand la série est publiée dans un magazine où il y a des pages érotiques, cela fait partie d’une commande de l’éditeur. On raconte ce qu’on veut, mais il faut qu’il y ait un certain nombre de pages plus explicites. C’est dans le contrat. On peut aussi l’évoquer sans la dessiner clairement, ça dépend du type de magazine. Mais quand on raconte des histoires humaines, il me semble qu’on ne peut pas passer à côté de l’expression de la sexualité.

J’ai l’impression que quand c’est une femme qui dessine des dessins érotiques, ça ne correspond pas à ce que veulent les hommes. Donc je dois me renseigner pour savoir ce que je dois dessiner.

 

En tant que professionnelle dans une revue érotique, on sait qu’on doit apporter un service, c’est ce que l’éditeur attend. Et dans d’autres types de magazines, on est plutôt à la recherche d’un récit.

Oui. On m’a fait remarquer une fois que je dessinais toujours les sexes masculins à l’envers ! Donc, on a eu une petite discussion sur le point de vue (elle rit). Dans Tokyo, amour et libertés, qui était publié dans un magazine où il y a de l’érotisme, l’éditeur m’avait dit que ce n’était pas obligatoire. Mais c’est une revue de ce genre, et j’en ai quand même mis.

Au fond chacun essaie de trouver sa voie de manière un peu détournée, mais je ne sens pas une pression très forte sur toutes les questions de la sexualité au Japon. Mais il est vrai, et c’est assez étrange, que le fait d’être sérieux est devenu une valeur centrale pour la jeunesse. Par exemple, à l’époque, les cheveux teints, c’était une façon de montrer une certaine légèreté, d’affirmer des différences. Aujourd’hui, il y a un retour au cheveux noirs. C’est une manière d’exposer un certain sérieux. On voit aussi de moins en moins de mini-jupes, et de plus en plus de bas noirs et de jupes longues, mais c’est peut-être juste une mode, cela peut changer. Peut-être que s’il y a une mode des cheveux roses, tout le monde va se teindre en rose ? Ça va revenir. On se lasse assez vite des choses au Japon. Donc quelle que soit la mode, exubérante ou sérieuse, les modes passent mais les comportements restent. C’est pareil en profondeur, ça se libère de plus en plus, mais ça ne se voit pas.

YOTSUYA-KU HANAZONO-CHO © 2013 Kan TAKHAMA / Takeshobo Co.

Qu’est-ce qu’être une femme au Japon aujourd’hui ?

On parle moins de féminisme au Japon qu’ailleurs. Je trouve ça étrange. J’ai l’impression, en tant que Japonaise, que les femmes américaines ou françaises ont beaucoup plus de droits et de liberté que nous. Or je les entends souvent parler de féminisme, avec une attitude revendicative. Je trouve ça intéressant. Est-ce que c’est le Japon qui est en retard par rapport au développement du féminisme ? Ou alors les Japonaises se contentent d’un rapport plus traditionnel qui met l’homme sur un piédestal, mais qui en échange leur garantit une certaine protection.

Vous estimez-vous féministe ?

Non, pas du tout, je ne le pense pas en ces termes. Il y a une différence de lecture selon les cultures. Pour être franche, s’il y avait un homme riche et que je pouvais rester à la maison et faire de bons petits plats, je me demande si ça ne serait pas bien aussi. Est-ce que c’est pas ça l’image du bonheur ? Je pense qu’il y a beaucoup de femmes japonaises qui pourraient dire ça sans ironie. Avoir envie de fonder une famille et avoir des enfants… Le fait qu’à cause du travail on ne peut pas aller au bout de ce désir-là, c’est une grande préoccupation des femmes japonaises aujourd’hui. Trop de gens n’ont pas de temps pour tomber amoureux parce qu’ils travaillent trop.

YOTSUYA-KU HANAZONO-CHO © 2013 Kan TAKHAMA / Takeshobo Co.

Vos histoires sont aussi empreintes d’un certain fatalisme. Est-ce un trait de caractère que vous partagez ?

Peut être un peu… C’est comme dans l’expression populaire « ce que tu ne peux pas changer

accepte-le ». Comme pour certaines expérience de ma vie… Quand j’étais mariée avec un homme alcoolique, j’avais l’impression que pour pouvoir l’aider, il me fallait accepter certaines parts de lui. Et je pense que c’est une tendance des femmes du Kyushu, une région où il y a beaucoup d’alcooliques et de joueurs, et de femmes aimantes, fortes et résistantes.

 

« Tokyo, amour et libertés » est plus optimiste et joyeux…

Ça fait écho à une période de ma vie sur laquelle j’ai un peu tourné la page. J’ai connu une période d’alcoolisme et de dépendance. J’ai dépassé ça et je me sens aujourd’hui plus sereine. Ça transparaît dans mes histoires.

YOTSUYA-KU HANAZONO-CHO © 2013 Kan TAKHAMA / Takeshobo Co.

Votre prochain manga sera-t-il également situé dans le passé ou sera-t-il contemporain ?

Je suis en train de dessiner une série dans un contexte historique où le Japon s’ouvre à l’étranger. On reverra certains personnage du Dernier Envol du papillon, et l’histoire se déroule encore à Nagasaki. Il y aura aussi des personnages qui vont venir en France, au moment de l’Exposition universelle [en 1889]. Trois volumes sont déjà parus au Japon et il y en aura six au total.

 

Je viens de publier un autre manga sur un scénario français. C’est l’histoire d’une ancienne inspectrice du Michelin qui raconte comment elle est entrée dans le métier et qui découvre la cuisine japonaise lors d’un voyage. C’est une histoire vraie.

 

Couverture du manga “le goût d’Emma”, disponible aux éditions “Les Arènes”

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Pauline Croquet / Bernard Monasterolo