La fille de Franquin réagit à la sortie du film Gaston Lagaffe: «J’assiste impuissante au désastre»
Ce mercredi sort «Gaston Lagaffe» au cinéma. Une sortie qu’on a vendue et défendue chez Dupuis. Question de gros sous. Isabelle Franquin, la fille d’André, regrette, elle, cet énorme gâchis, indigne du travail de son créateur. Et espère que le public ne confondra pas «le bon grain avec l’ivraie».
- Publié le 03-04-2018 à 07h00
Isabelle Franquin, avez-vous vu le film de Pierre-François Martin-Laval (PEF)?
J’ai été forcée dans l’exercice du droit moral que j’exerce toujours sur l’œuvre de mon père depuis qu’il a vendu les droits patrimoniaux en 1986 et 1992 à Jean-François Moyersoen (NDLR: homme d’affaires monégasque et fondateur de Marsu Productions, qui les a lui-même revendus à Dupuis en 2013).
En quoi avez-vous été associée au projet?
La conception de ce film et la vente de ses droits ne sont pas de mon fait. C’est d’ailleurs une chose que je n’aurais pas faite si ça n’avait tenu qu’à moi. Il ne me reste que le droit moral, lequel m’a permis d’avoir accès au scénario. Et sa première version était inqualifiable, pleine d’aberrations: Gaston y abandonnait son chat et sa mouette. Ou chauffait la start-up où il travaille en introduisant un tuyau d’arrosage dans le derrière d’une vache. Quand on sait la manière dont Gaston traite ses animaux et la façon dont mon père les a mis en scène dans ses séries, sérieusement…
Vous leur avez fait part de ces remarques? Et ils en ont tenu compte?
Là, j’ai dit «niet», à ça et une série d’autres détails du même acabit. Et de manière assez abrupte, d’ailleurs, je dois bien le dire. Mais bon, ce scénario était vraiment mauvais. Déjà, placer Gaston dans le contexte actuel, au sein d’une start-up, était une mauvaise idée. C’est comme le couper de son biotope naturel qu’est la rédaction de Spirou. Mais le droit moral, s’il a le mérite d’exister, est assez restreint. Et ne me permet de modifier que quelques détails, tandis que je suis quand même obligée de m’incliner devant d’autres choses. Je n’avais donc pas le pouvoir d’empêcher ce film., même si les acteurs sont mal dirigés, le scénario débile et le rythme des gags catastrophique.
Vous avez eu des contacts réguliers avec la production? Et Pierre-François Martin-Laval (et interprète de Prunelle, l’autre personnage principal du film)?
PEF, dès que j'ai reçu son scénario, je n'avais plus du tout envie de le rencontrer. Et je ne l'ai, donc, jamais rencontré. Le producteur, je l'ai vu deux fois. Et je dois dire qu'il a été très franc avec moi: il m'a dit qu'il serait impossible de placer Gaston à l'époque où il a été créé, car le contexte d'une rédaction de journal ne parlerait plus aux jeunes d'aujourd'hui. Il a ajouté que les décors coûteraient aussi moins cher si l'action se déroulait à notre époque. Il a notamment cité Le petit Nicolas, dont l'adaptation se déroulait dans les années 60, et qui avait coûté très cher. Ce qui n'avait pas empêché le deuxième volet de se planter royalement.
On sent que ce naufrage vous fait mal…
Ça fait mal, très mal même, car j’assiste impuissante au désastre, en espérant de tout cœur que le public saura distinguer le bon grain de l’ivraie, si je puis dire.
Quel objectif poursuit, selon vous, Dupuis à travers ce type d’adaptation?
Dupuis, ou plutôt Média-Participations, sa maison-mère, espère que le film attirera un nouveau jeune public, les 8-10 ans d’aujourd’hui, et que l’on renouvellera ainsi le cheptel de lecteurs. Leur problème avec Gaston, c’est qu’on ne peut plus le faire revivre puisque mon père a bien dit, de son vivant, qu’il ne voulait pas qu’on poursuive ses aventures après lui. C’est, en quelque sorte, un personnage «mort». Mais moi, je pense qu’on peut continuer à le faire exister autrement, en multipliant les initiatives, comme la restauration des couleurs des albums Gaston ou les expositions au C.B.B.D, au Centre Wallonie Bruxelles et à la Bibliothèque du Centre Pompidou à Paris.
Les porteurs du projet de film disent pourtant être des «amoureux» de l’œuvre de votre père…
Oui, mais ça, c'est la rhétorique habituelle: ces gens-là n'aiment rien tant que de sortir les violons pour dire leur amour de son œuvre. Mais derrière, il n'y a généralement rien, sauf un appétit pour le lucre. Dans ce cas-ci, c'était assez notable. Et dans le cas, plus précis, de PEF, on peut se demander si ce type a jamais lu un seul album de Gaston. Ce qui m'embête le plus, avec ce genre d'initiative, c'est la dilution du personnage dans des entreprises commerciales comme celles-là. C'est préjudiciable. Il y a peut-être moyen de faire un bon film à partir de Gaston, mais pas comme ça. À la limite, le Fais gaffe à la gaffe de Paul Boujenah (NDLR: sorti en 1981) était plus proche de l'esprit Gaston que celui de PEF. Alors que, franchement, ce n'était déjà pas une franche réussite.