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Yekini, le roi des arènes

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Voici un livre qui réunit plusieurs genres, brouillant les frontières sans jamais les effacer. Cela signifie qu’il est véritablement possible de décrire ce livre par le biais de ces mêmes genres, sans se retrouver hors-sujet. Yekini, le roi des arènes est ainsi tout autant un livre de reportage, une biographie, un récit de passage à l’âge adulte, et une épopée à la trame classique opposant un héro solitaire à des obstacles insurmontables.

Yekini est, au niveau le plus superficiel, l’histoire de Yakhya Diop, un jeune combattant laamb sénégalais, la forme de lutte traditionnelle de son pays qui est à la fois art martial et expérience mystique, et qui semble représenter une part importante de l’identité masculine sénégalaise populaire contemporaine. Tant dans les techniques de combat que dans la pensée magique, on peut trouver des affinités avec des luttes extrême-orientales, au-delà même de la forme la plus connue, le sumô japonais, mais également le shireum coréen et le bökh mongol.

En dépit du titre, cependant, le sujet de ce gros livre épais — de près de 400 pages — ne se limite pas à Yekini lui-même. Bien qu’il est possible de dire qu’il s’agit du personnage principal et que la plupart des scènes du livre tournent autour de lui, il est une figure centrale entre deux autres personnages importants. D’une part, Tyson, le champion qui a révolutionné le laamb en lui donnant sa forme moderne. Ou faut-il dire post-moderne ? Après tout, Tyon mélange le panache américain du boxeur avec la tradition sénégalaise, et la chorégraphie du Thriller de Michael Jackson avec le «tuss», la danse rituelle que les combattants et leurs assistants réalisent avant les combats. D’autre part, Balla Gaye 2, le nouveau venu prometteur qui amène avec lui une certaine attitude punk. Comme Yekini détrône Tyson, Balla Gaye 2 a bien l’intention de faire la même chose avec Yekini. Ce n’est pas seulement une question de sport ou de génération, et les auteurs s’attachent à ce que les attitudes de chacun des combattants soient profondément empreintes de la politique et de la culture de leur «propre» vision du Sénégal contemporain.

Il s’agit également d’un livre de reportage, dans la manière dont les auteurs usent de différentes stratégies qui introduisent une distance avec la diégèse centrale qui entoure ces personnages. On y trouve la voix d’un narrateur extérieur et désincarné, l’intégration de photographies, de couvertures de magazines, une bande dessinée soit-disant créée par un jeune garçon en hommage à Yekini dans le cadre d’un concours scolaire, et un récit d’aventure «cheap» en bande dessinée qui place Yekini dans un contexte fantastique, combattant des figures mystiques. On y trouve enfin des bribes d’information extratextuelles qui expliquent le rôle et le positionnement des auteurs par rapport à ce qu’ils ont vu et ce dont ils ont fait l’expérience au Sénégal, et leur relation avec ces combattants.

Il y a donc un certain nombre de stratégies qui visent à créer des éléments référentiels qui font ressortir la réalité historique dans laquelle évoluent Yekini et les autres combattants. De cette manière, les auteurs créent une sorte de passerelle entre les différentes modifications qu’ils ont opérées par rapport à la réalité, les licences fictionnelles et poétiques, et la vérité avérée et vérifiable. Ils utilisent différents niveaux de «retranscription» de ces éléments — redessinés, ré-intégrés à la page de bande dessinée, créés à partir de zéro (comme la bande dessinée dans la bande dessinée), ce qui amène à une matérialité brute et différenciée tout au long du livre, ce qui vient complexifier son rapport à cette «réalité». Cela est particulièrement important, du fait que l’étude des relations entre Yekini et les styles des autres combattants, plus rompus aux médias et conscients des aspects financiers du spectacle, ainsi qu’avec la situation politique du Sénégal (de la main-mise sur le pouvoir du Président Wade aux questions de népotisme et de guerre civile) doivent nécessairement impliquer les aspects d’une réalité sociale complexe.

L’histoire se répète aussi avec les figures des mentors respectifs de Yekini et Balla Gaye, Robert et Double Less, vieilles gloires du laamb qui continuent d’alimenter leur vieille rivalité au travers de leurs poulains. On y retrouve à l’œuvre une forme de dynamique maître-padawan très contrastée entre les deux couples.

Cependant, Lisa Lugrin et Clément Xavier ne s’attardent jamais trop sur cet aspect. Ils ne révèlent jamais trop. Ils nous fournissent assez d’informations pour que nous puissions prendre position, sans jamais pouvoir rester neutre bien sûr, mais ils ne présentent aucune explication univoque. En fait, pour ne parler que du laamb lui-même, les auteurs n’abordent pas cet art martial traditionnel d’une manière encyclopédique. A aucun moment les techniques ou les éléments rituels sont présentés sans être rattachés aux actions que nous découvrons, hors de la diégèse. Le laamb est précédé par plusieurs types de rituels : des ablutions, des attaques psychico-magiques sur l’adversaire, et le tuss, une danse dont l’objectif est à la fois d’intimider son ennemi et de divertir l’audience. Les combattants revêtent généralement leur pagne réduit (le nguimb), mais également les gris-gris, ces amulettes qu’ils attachent à leurs larges poitrines avec des mélanges d’herbes spéciales et des versets tirés du Coran. Les auteurs n’explorent jamais ces aspects du point de vue encyclopédique, ils font simplement partie de la vie et des activités des combattants. Cela rend la lecture de Yekini, en dépit de l’hétérogénéité des traitements que j’ai citée plus haut, étonnamment fluide et cohérente.

Comme je l’ai évoqué, on peut également le lire comme un Bildungsroman, Yekini représentant la figure typique abordant le «voyage du héros». Originaire du petit village de Bassoul, Yekini est alors relativement étranger à la culture sophistiquée de Dakar. Il grandit dans un rapport très simple à la vie, et aborde le laamb avec une attitude presque ascétique, très différente à la fois de celle du champion précédent Tyson, qui a révolutionné la pratique en en faisant un sport hyper-médiatisé, et de celle du successeur Balla Gaye 2 (tous deux natifs de Dakar, à au moins une décennie de distance). C’est cette attitude — l’attachement presque zen de Yekini à vivre une vie «saine», dépourvue de distraction, de colère et de prostitution médiatique — que l’on retrouve au centre du récit, et qui en devient un point de tension à la fois pour ses adversaires dans l’arène, et pour les pouvoirs qui contrôlent le spectacle : les sponsors, les agents et organisateurs, les chaînes de télévision et les éditeurs de magazines spécialisés, etc. En dépit de sa taille immense, Yekini y est décrit comme une sorte de David contre Goliath.

Néanmoins, cela ne signifie pas pour autant que Yekini est présenté comme un saint ou un homme intelligent dans toutes ses relations. Au contraire, ses failles et ses erreurs sont détaillées, au sein desquelles la plus importante est la manière dont il traite naïvement Marie-Hélène durant leur bref mariage. Comment se fait-ce que cet homme immense et surpuissant, capable de déplacer, de repousser et de vaincre des champions de plus de cent kilos, n’arrive pas à comprendre ce besoin le plus basique de montrer, verbalement et autrement, son amour pour une femme qui est visiblement éprise de lui ? C’est d’ailleurs l’une des raisons qui fait de Yekini une figure irrésistible et touchante, un enfant dans le corps d’un géant — à l’opposé de ses adversaires… Si les auteurs choisissent de ne pas introduire d’antagonisme simpliste entre les personnages, Yekini ressort comme un homme bon, alors que Tyson apparaît comme un champion plus cynique et expérimenté, et Balla Gaye comme un représentant de la génération «no future».

Le dessin de Lugrin au crayon se permet un traitement simple et léger dans sa figuration, mais peut quand le besoin s’en fait sentir, se faire sombre en invoquant des ombres, des hachures épaisses, des ratures et de longues lignes épaisses. Elle se montre capable de reproduire tout l’éventail des émotions qui traversent les personnages : il est fascinant de voir comment le simple mouvement d’un sourcil, un geste infime ou l’altération imperceptible d’un angle suffit à permettre au lecteur d’arriver à des conclusions profondes quant à l’état d’esprit et les pensées des personnages — et d’autant plus quand ils ne sont pas retranscrits en mots. Même s’il y a un scénariste, il sait quand «écrire le silence», et laisser les corps parler pour eux-mêmes dans leur interaction, que ce soit dans un combat ou dans une dispute amoureuse.

Si généralement la mise en page suit un solide gaufrier 2 x 3 tracé à la main, et que la plupart des variations s’effectuent dans le cadre du principe semi-régulier (pour reprendre la terminologie de Renaud Chavanne), chaque changement conséquent (comme l’introduction de la couleur dans les photos de la bande dessinée «interne» Yekini, qui utilise une mise en page plus spectaculaire et irrégulière), vient souligner un moment de l’histoire lui-même important.

Sans ériger (ou serait-ce le réduire ?) Yekini lui-même en symbole des transformations sociétales à l’œuvre au Sénégal, en utilisant cette forme particulière de lutte traditionnelle comme un angle d’approche métaphorique, Yekini, les roi des arènes fait cependant du genre biographique un récit profond, interrogeant les questions d’identité, d’intégration nationale et du prix à payer pour se retrouver tout en haut de l’Olympe social.

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Chroniqué par en juillet 2014