José Roosevelt

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Venu s'installer en Suisse depuis son Brésil natal, José Roosevelt y mène depuis une belle carrière de peintre et illustrateur. Depuis longtemps amateur de bande dessinée, et après quelques essais, il se lance véritablement dans ce champ au début des années 2000. Plusieurs albums sortent, chez Paquet et La Boite à bulles, avant qu'il ne prenne la décision de d'auto-éditer ses livres afin d'avoir la main totale sur leur fabrication. En marge de tout système, il créé un univers complexe en perpétuelle reconstruction et publie régulièrement de nouveaux livres. Amateur de surréalisme, de philosophie, de fantastique, d'énigmes et de canards, il mêle allègrement toutes ses envies avec une liberté communicative. Il y a six ans, il a attaqué CE, œuvre somme prévue en treize volumes, qui l'ancre comme une des rares plumes originales dans la bande dessinée de science-fiction.

Maël Rannou : Ton travail part dans des directions multiples, il est difficile de savoir par où l’attaquer. Alors avant de parler spécifiquement de certains livres parlons, des personnages, puisque c’est un des traits caractéristiques de ton travail. Quel que soit le livre on retrouve quasiment toujours le canard Juanalberto et souvent d’autres personnes comme Vi ou Ian. Selon les livres leur mémoire semble effacée, ils peuvent vivre des aventures très différentes, parfois contradictoires. Pourquoi ce choix de toujours revenir aux mêmes personnages, dont tu sembles à chaque fois révéler une facette, plutôt que de faire comme la majorité des auteurs qui balisent clairement leurs séries (ce qui doit être commercialement plus efficace) ?

José Roosevelt : Il y a, en effet, trois personnages qui reviennent sur le premier plan de presque toutes mes histoires : Juanalberto, Vi et Ian. Il est vrai aussi qu’à chaque fois ils sont projetés dans un univers différent, voire aux antipodes de celui où on a pu les trouver auparavant. Mais, si les univers sont différents, et même l’histoire personnelle de chaque personnage, il n’y a pas de contradiction au niveau de leur psychologie.
On dit qu’un personnage est le symbole d’un trait de caractère de son auteur. Je pense que ces trois personnages incarnent trois facettes importantes de tout être humain : Ian est ce que j’appelle notre côté homo faber, celui qui agit sur le monde, qui le transforme. Il est à l’aise avec sa moitié gauche du cerveau, rationnel, optimiste, fonceur. Mais face à ce qu’il ne comprend pas ou à ce qu’il ne maîtrise pas, il perd ses repères et peut tomber du mauvais côté de l’existence.
Vi incarne notre rapport sensoriel et sensuel au monde : ce n’est pas pour rien que c’est un personnage féminin. Elle laisse son intuition guider sa vie, elle est réceptive et attentive à la beauté et à l’amour.
Et Juanalberto représente notre côté contemplatif : sans être naïf, il garde une sorte de pureté, d’innocence. Il est curieux, il réfléchit, il est concerné par le sens de la vie, il s’instruit, mais surtout il garde intacte la capacité de s’émerveiller, comme un enfant qui découvre le monde à chaque instant. C’est à cause de cette approche à l’enfant qui s’émerveille que j’ai choisi de donner un faciès de canard à ce personnage, qui rappelle mes souvenirs de gamin en lisant les bandes dessinées de Carl Barks.
Dans l’album À l’ombre des coquillages, j’ai essayé de faire un voyage aux tréfonds de l’âme de chacun de ces personnages, je crois que leur profil psychologique y est bien décrit. Évidemment, je ne dis pas que ces trois aspects résument notre humanité. Ce qui m’a fait créer d’autres personnages peut-être moins marqués, comme le lecteur de Derfal le magnifique et Ce, l’immortel qui rêve et qui a tant d’histoires à raconter dans sa série.
Sans parler des méchants, des cupides et des traîtres qui apparaissent par-ci par-là (mais, justement, ceux-là reviennent plus rarement, ils m’intéressent moins, ils sont là pour provoquer la tension sans laquelle il est difficile de construire une histoire). Mais il y a aussi les personnages ambigus, comme le militaire qui est le maître de Ce jeune, quand ce dernier était un soldat, ou Gluck dans La Table de Vénus.
Avec CE, dans la série du même nom sur laquelle je travaille actuellement, je suis en train de construire un personnage qui se transforme et qui se découvre : il a pu tuer et violer, avoir un caractère arrogant et égocentrique, mais il arrive, en payant le prix fort, à récupérer l’humanité qui sommeillait en lui.
Pour répondre à la question : pourquoi revenir à ces mêmes personnages, je pense que tant que j’aurai du champ à explorer dans les aspects qu’ils incarnent, je continuerai à les utiliser. C’est dire que ça durera encore longtemps… Et chaque auteur le dira aussi : plus on utilise un personnage, plus on apprend à le connaître, plus il révèle sa complexité et sa richesse.
Le côté commercial ne me préoccupe pas. J’ai envie de parler de ce qui me touche, de ce qui m’a transformé, de ce que je pense être précieux, beau, profond. Par le biais de la bande dessinée, langage puissant et complexe qui m’a toujours fasciné. C’est ça mon but.

Maël Rannou : Pour revenir sur le côté commercial malgré tout (je sais très bien que ce n’est pas ton souci), mais si l’on remonte à L’Horloge, publié en 2000 par Paquet, tu avais accepté à l’époque un redécoupage en trois albums, une colorisation éloignée de ta volonté, etc. Après quelques autres albums à La Boîte à bulles tu as finalement cessé toute collaboration avec d’autres éditeurs que toi-même. On sent bien en voyant tes livres (grand format, republication de L’Horloge sous une autre forme[1], choix d’une série au long court très complexe, etc.) que tu as décidé de ne plus faire de concession et d’arrêter de travailler avec un autre éditeur, quel qu’il soit (et même si La Boîte à bulles a plutôt fait du bon travail). Comment ton besoin d’indépendance est arrivé à ce point de non-retour ?

José Roosevelt : L’Horloge a été la première bande dessinée que j’ai publiée chez un éditeur. Pour moi, c’était une expérience complètement inédite et j’ai péché sur deux tableaux. Le premier, ma naïveté, de croire qu’un éditeur sait ce qui est le mieux pour présenter le travail d’un auteur. Même si Paquet m’a donné quelques bons conseils, la mise en couleurs de ma bande dessinée n’en était pas un. Mais j’étais tellement content de trouver un éditeur que j’ai accepté ses propositions. Là, c’était mon deuxième péché, une certaine cupidité. Je me suis vendu, en quelque sorte, parce que les arguments de Paquet étaient tous d’ordre commercial : l’album plus court (autour de 60 pages) est plus vendable qu’une intégrale de 150 pages, l’album en couleurs a un public plus large, etc. J’imaginais L’Horloge en train de connaître un succès commercial et ça m’a aveuglé.
Heureusement, ce sont des péchés de jeunesse : on se vend parce qu’on n’est pas encore lucide en rapport à ce qu’on fait et pourquoi on le fait.
Avec La Boîte à Bulles, j’avais plus de contrôle sur mes albums : Vincent Henry m’a donné carte blanche pour ce qui concernait le scénario et les dessins. Mais mes albums devaient se conformer à un format qui allait avec les autres publications de la même maison. Et, surtout, chose que je n’ai jamais comprise, leurs couvertures devaient être en couleurs, même si à l’intérieur on ne trouvait que du noir et blanc.
Je ne me sentais pas à l’aise avec ces compromis, et en plus j’étais dans une situation ambiguë : d’un côté, il y avait le besoin grandissant d’avoir un contrôle total sur mes albums, y compris pour les couvertures. De l’autre côté je ne voulais pas imposer à La Boîte à Bulles des albums qui finiraient par générer des conflits. En somme : je travaillais avec un éditeur et nous ne partagions pas les mêmes avis.
J’ai compris peu à peu (c’est venu avec les temps et les expériences avec ces deux éditeurs) que je ne devrais plus céder à des idées étrangères à ma vision. Seule une liberté totale sur tous les aspects peut produire une œuvre qui soit cohérente et satisfaisante. Le côté visuel (format, couleurs, mise en page etc.) et le scénario doivent être en accord absolu. Et c’est ce qui prime aujourd’hui dans mes objectifs. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de prendre les rênes de mon travail du début à la fin et de partir sur l’auto-édition. Que ça se vende ou pas, c’est ma vision, mon esthétique, mon message qui comptent.

Maël Rannou : Malgré cela tu dois quand même te plier avec certaines contraintes liées à la diffusion/distribution, la plaie de beaucoup d’éditeurs. Tu n’as jamais eu envie d’avoir le contrôle là aussi ?

José Roosevelt : Bien sûr que non. Mon travail termine avec la mise en page de mes albums et la confection des fichiers pour envoyer à l’imprimerie. Quand je parle d’avoir un contrôle, il se restreint à la partie créative. La diffusion n’a la moindre incidence sur cette partie, évidemment.
Et ce serait stupide d’essayer d’avoir un contrôle sur la diffusion. C’est un travail complexe et qui prend énormément de temps, ce serait impossible pour moi de le faire. Je ne peux pas m’imaginer entrer en contact avec des centaines de librairies en France, en Belgique et en Suisse, ce serait de la folie. Passer par un diffuseur est incontournable, et, vis-à-vis du résultat, ce n’est pas du tout une plaie, bien au contraire.
Mes albums sont diffusés par Belles Lettres, par l’équipe qui faisait ce travail au Comptoir des Indépendants. Ce sont des habitués des éditeurs indépendants et ils connaissent de près les difficultés et les solutions inhérentes à leur diffusion.

Maël Rannou : Si la bande dessinée prend de plus en plus de place dans ton travail, tu es aussi peintre et illustrateur. Ta peinture s’ancre clairement dans la tradition surréaliste et le rapport au rêve et à l’inconscient est flagrant dans ton travail de bande dessinée. Dans L’Horloge on trouvait un pont concret entre tes peintures et la bande dessinée, même au-delà de ce livre comment mesures-tu l’influence de ton travail de peintre sur ton travail d’auteur ?

José Roosevelt : Tu le dis très bien quand tu parles de pont : L’Horloge est une œuvre de transition entre la peinture et la bande dessinée. Ce livre a été inspiré par une peinture que j’avais fait quelques années avant l’écriture du scénario. Elle figure dans le chapitre 4.
J’ai entendu longtemps des personnes qui disaient qu’on pouvait « lire » une histoire dans chacune de mes peintures. Il est vrai que les œuvres surréalistes, composées d’images sortis de l’inconscient, provoquent très souvent des interprétations. Ces interprétations se transforment facilement en histoires. L’origine de nos mythes est, justement, à chercher dans l’inconscient.
Avec L’Horloge, je me suis donné un cadre précis (douze chapitres de douze pages chacun, avec pour chaque chapitre une correspondance avec une couleur, un numéro, un mois de l’année, un signe du zodiaque, un animal, etc.). Sur cette structure fixe, je me suis donné la plus grande liberté de création : personnages hybrides, mythes qui se croisent, lieux magiques, situations oniriques, références à la littérature et à l’histoire de la peinture, etc., c’était une vraie création surréaliste.
L’influence directe du surréalisme est moins remarquable dans les albums suivants… jusqu’à l’arrivée de CE, où le rêve a une importance fondamentale dans le récit.
La peinture m’a également influencé (et influence toujours) au niveau de la composition des cases et des pages. Et mon dessin aussi, en ce qui concerne les volumes, les hachures remplaçant les zones d’ombre que la peinture traduit par des couleurs sombres. Un bon peintre doit savoir peindre sans utiliser un éventail des couleurs, c’est à dire, il doit être capable de faire une bonne peinture en utilisant différents degrés de lumière d’une même couleur. De même, un bon dessinateur doit être capable de donner l’illusion de réalisme sans utiliser les couleurs.
Je pense que sans mon métier de peintre — que j’exerce depuis bientôt quarante ans — tout le côté esthétique de mes bandes dessinées serait complètement différent. Ou, peut-être même que sans avoir fait de la peinture, je ne serais jamais passé à la bande dessinée.

Maël Rannou : Chacun de tes livres met en avant un aspect précis de tes intérêts, mais on y retrouve toujours un certain fond commun, ce que tu as récemment appelé ta cosmogonie en adaptant Alice. Dans cette cosmogonie on retrouve pêle-mêle les surréalistes et Lewis Carroll, mais aussi Carl Barks, des peintres comme Bosch et Bruegel, beaucoup d’Esthétique… On ressent un grand appétit pour des choses aussi différentes que la philosophie classique et la Fantasy, un genre généralement jugé — et malheureusement souvent réalisé — avec peu de sérieux…

José Roosevelt : Après tant de siècles de spécialisation, l’homme découvre (ou re-découvre, selon certains) au vingtième siècle que toutes les choses sont liées, que ce soit la physique quantique et le bouddhisme, Bosch et la Fantasy, la philosophie grecque et Lewis Carroll. Des ponts se créent entre toutes les disciplines de la culture contemporaine et nous recevons ce magma d’informations presque quotidiennement. Internet n’a fait que renforcer cet arrivage d’informations chez soi.
Comment sélectionner, alors, ce qui doit faire partie de notre savoir ? Ma curiosité m’a porté à m’intéresser à beaucoup de choses, même si elles peuvent sembler disparates. J’ai découvert dans la littérature une porte ouverte à tous les mondes possibles. La peinture et la bande dessinée ont fixé en images ces possibilités.
Bien entendu, avec le temps, viennent des affinités avec tel ou tel courant esthétique, genre littéraire, approche philosophique, etc. et on consacre notre temps à approfondir notre relation avec ce qui touche davantage notre intuition. Dans mon cas, la proposition surréaliste, la bande dessinée en tant que langage, la littérature fantastique ou mythique (Borges, Carroll, Garcia Marquez, la Bible, les mythologies…), la peinture classique, la gravure ancienne, sont quelques-unes des facettes de notre savoir qui m’attirent irrésistiblement depuis mon jeune âge, certaines jusqu’à la passion. Alors, pourquoi devrais-je m’abstenir de découvrir, d’imaginer ou de créer des rapports entre ces facettes ?
Plus on met les choses en relation avec les autres, plus on enrichit leur signification, plus on accroît leur pouvoir de suggestion, plus leur fonction symbolique se répand. Une bonne histoire, à mon avis, est celle qui vous fait découvrir le rapport secret qu’il y a entre divers éléments de l’existence en les déplaçant dans le temps et l’espace, si possible en ajoutant un peu d’émotion, un peu d’aventure, un peu d’humour…
À vrai dire, à chaque histoire que j’écris, j’essaye d’aborder les questions qui me paraissent entourées de mystère. Ces questions mêlent invariablement, et sans aucune gêne, l’amour, la mystique, la guerre, la mort, l’érotisme, l’identité, la mémoire… Mes histoires sont un reflet du monde et de sa complexité labyrinthique.

Maël Rannou : Tu viens de publier un livre un peu à part dans ta bibliographie, une adaptation d’Alice au pays des merveilles. Elle est à part pour plusieurs  raison : d’abord ici il n’y a pas de détournement c’est une adaptation assumée, pas de Juanalberto endossant les habits carrolliens donc. C’est aussi, formellement, un livre en couleur directe, dont l’aspect graphique change de ce qu’on connait le plus dans ton travail en bande dessinée (un trait fin à l’encre, usant de hachures). À part enfin puisqu’en jouant le jeu de l’adaptation c’est — du moins à ma connaissance — la première fois que tu travailles directement à partir d’un texte provenant d’ailleurs. Bien sûr ce « à part » reste très relatif car on a vu que tes livres sont très liés à l’univers de Lewis Carroll.
Je t’avoue avoir eu une réticence initiale, peur de la simplification d’abord, mais aussi graphiquement, j’avais la crainte que cet aspect « peint » rigidifie l’ensemble. Finalement je trouve l’adaptation plutôt juste, rendant intelligemment hommage et au texte mais aussi à l’esprit des illustrations de Tenniel, même si le lettrage m’apparaît vraiment mal intégré, ce qui gâche un peu l’ensemble.
Plusieurs interrogations me sont venues à la lecture : pourquoi avoir choisi, alors que tu as un certain nombre de textes majeurs dans ta cosmogonie, de t’attaquer à celui-ci qui est déjà largement pourvu en adaptation ? Pourquoi ce choix graphique assez différent de tout le reste de ta production de bande dessinée ? Pourquoi avoir voulu réaliser une adaptation stricte et non une « évocation » ?

José Roosevelt : En effet, Alice est un livre à part dans ma bibliographie, pour les raisons que tu as évoquées.
Il faut peut-être savoir que les 96 illustrations de ce livre existaient déjà avant qu’il ne soit conçu. En effet, elles sont le fruit de la commande d’une maison d’édition genevoise, qui adaptait les classiques de la littérature enfantine en simplifiant les textes. Cette maison ne publiait pas de livres avec ce matériel, mais des fiches qui étaient envoyées à des abonnés. Cette commande date d’une bonne quinzaine d’années en arrière. Entre temps, j’ai récupéré les droits sur les illustrations et celles-ci sont restées longtemps dans un tiroir, pratiquement inconnues de mon public.
De temps en temps, germait dans ma tête l’idée d’utiliser ces illustrations, soit en reprenant le texte original d’Alice au Pays des Merveilles, aujourd’hui dans le domaine public, soit en réécrivant ce texte. L’année passée, cette deuxième option est devenue une réalité. Je connais bien le texte original de Carroll, en anglais, ainsi que des nombreuses traductions. Traductions qui laissent, souvent, à désirer, pour une raison bien précise : Carroll a truffé son livre de références à la culture populaire de son époque et il avait une façon très ludique d’utiliser le langage. Or, dans la plupart des traductions que j’ai lues, les références de Carroll sont traitées comme des bizarreries, et les jeux avec les paroles disparaissent ou deviennent des sentences incompréhensibles. Bien entendu, un jeu de mots reste tellement lié à sa langue qu’il est impossible de le traduire.
Mon but a été non de faire une traduction, mais de garder l’esprit Carrollien en produisant un texte amusant comme l’original. Je n’ai rien changé de l’histoire d’Alice : je l’ai utilisée comme base pour cette nouvelle écriture.
Alice, dans le texte original, confondait les paroles des comptines qu’elle récitait, raisonnait avec une logique assez particulière, et surtout agissait d’une façon peu contaminé par les usages bourgeois de son époque. J’ai essayé de dresser le même portrait psychologique pour mon Alice, avec humour et tendresse. J’ai fait du Chat de Chester une sorte de libre-penseur, de la Reine de Cœur et de la Duchesse des personnages aux tics de langage obsessionnels, du Griffon un pacifiste mou, etc. J’ai enrichi le texte avec de jeux de paroles, de contrepèteries, de paronomases, de citations tronquées, de raisonnements absurdes, etc., toujours dans un but ludique que, je pense, ne déplairait pas Carroll lui-même.
Pourquoi cette adaptation ? Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas changer de registre ? Mon travail s’est toujours adressé aux adultes ; pour une fois, j’ai eu le désir de faire quelque chose qui pouvait être mise entre toutes les mains, sans prendre les enfants (et les éventuels adultes) pour des imbéciles. C’était un exercice amusant, une autre façon de mettre en forme ma créativité.
Tu n’es pas le premier à être surpris par ce travail, je trouve cela amusant. Je me rappelle encore de mon étonnement quand, il y a longtemps de cela, j’ai découvert que le Jean Giraud de Blueberry était également le dessinateur d’Arzach. Ça m’a enchanté, bien sûr, de savoir qu’un artiste pouvait jouer dans des registres si différents, comme certains pianistes excellent autant dans des sonates de Beethoven que dans du jazz, ou comme certains écrivains comme Fernando Pessoa qui changeait de style à sa guise, toujours brillamment. Changer de registre est un plaisir qui s’ajoute à la création. Mais, c’est curieux, j’ai l’impression que les lecteurs de bande dessinée sont plus conservateurs qu’ils n’en ont l’air. Une fois qu’ils se sont habitués au travail d’un artiste, en général ils attendent qu’il ne change pas, qu’il continue à œuvrer dans le même registre, dans le même style.
C’est comme pour l’utilisation que je fais de la typographie pour les textes de CE ou Alice. Certains lecteurs se sont scandalisés de ça, comme s’il y avait un tabou, une loi qui déterminait que le texte d’une bande dessinée doit être écrit à la main. En revanche, l’utilisation des couleurs informatiques, même si elles apportent un aspect très artificiel en comparaison aux couleurs directes, n’a pas soulevé une telle réaction négative de la part du public… allez comprendre !
Tu parles des textes majeurs qui ont formé ma cosmogonie. Eh bien, ceux-là sont trop grands pour moi, ils sont déjà parfaits, il n’y a rien à ajouter à ces textes-là. Pour m’attaquer à eux, il me faudrait oublier qu’ils me dépassent de plusieurs têtes et ce serait une preuve d’immodestie, voire d’arrogance. On a déjà, hélas, dans les rayons des librairies, trop d’écrivains qui n’ont pas su voir leurs limites et se sont ainsi couverts de ridicule.

Maël Rannou : Tu parles de Mœbius, il fallait bien y venir à un moment, tant son influence est manifeste. Bon en même temps qui n’a pas été influencé par Mœbius ? Mais chez toi ça dépasse une simple influence, bien sûr on y retrouve certains aspects graphiques, mais c’est plus dans la façon de fonctionner que je retrouve des choses : la remise en question d’univers, la mise en danger, la foi dans l’intelligence du lecteur… Plus qu’une influence j’y vois une relation, ce n’est d’ailleurs sans doute pas anodin du tout si tu lui as dédié le premier CE, et je crois qu’il avait connaissance de ton travail…

José Roosevelt : Quand je dédie un album — je le fais toujours, d’ailleurs — c’est une façon de dire que si je n’avais pas connu l’œuvre de la personne à qui l’album est dédié, ce dernier n’aurait jamais vu le jour.
Trois auteurs de bande dessinée ont été des « déclencheurs » pour moi, c’est-à-dire, c’est grâce à eux que je me suis lancé dans la bande dessinée. Le premier a été Carl Barks, que j’ai connu encore enfant, dont certains scénarios sont à mon avis parmi les meilleurs de toute la histoire de la bande dessinée. Le deuxième a été Mœbius, qui m’a fait voir que tout était possible dans ce langage. Le troisième a été Trondheim, parce qu’il n’a pas eu peur de commencer à faire de la bande dessinée, même s’il ne savait pas dessiner… quel culot !
Mais, évidemment, je subis — toujours — les influences les plus diverses, y compris au-delà de la bande dessinée : la littérature, le cinéma, etc. Dans chaque volume de CE, il y a une dédicace différente.
Le premier, c’est à Mœbius que je dédie. Il y a certainement quelque chose du Garage Hermétique dans cet album : une plongée dans un monde inconnu, mystérieux, peuplé d’êtres fantastiques… Le voyage de Ce peut faire penser un peu aux errances du Major Grubert. Mais l’œuvre de Mœbius était un canal ouvert sur l’inconscient : quand il s’exprimait tout seul (Le Garage, Arzach, Le Bandard Fou, 40 days dans le Désert B…) il ne contrôlait rien, c’est comme s’il rêvait et il s’égarait (et le lecteur avec) dans un délire sans fin. Peut-être qu’il trouvait un équilibre en dessinant Blueberry, sous le scénario bien classique de Charlier. Ou en travaillant avec les fantasmes de Jodorowski. Je ne sais pas, je trouve que c’était dommage : même dans l’histoire de l’Incal, on pouvait sentir que Mœbius était cerné par un cadre inhibiteur, qu’il manquait cruellement de liberté. Mais c’était peut-être nécessaire pour sa santé mentale : côtoyer de si près le monde de l’inconscient peut être risqué.
Si Mœbius a été une source d’inspiration indéniable pour ce premier volume de CE, dans les volumes suivants je m’écarte un peu de la folie onirique pour bâtir un pont entre le monde de l’inconscient et le monde né d’une puissance de volonté nietzschéenne.
Le deuxième volume de CE est dédié à Jack Kirby. C’est le volume où il y a le plus d’action, on y trouve même un personnage volant qui peut évoquer certains super-héros. J’ai découvert Kirby quand il était au meilleur de sa forme, au milieu des années soixante. Un grand artiste, d’une imagination graphique époustouflante et un chic incomparable pour apporter de l’énergie aux scènes d’action. Un des dessins de cet album est un hommage à Kirby : il s’inspire directement d’une scène dessinée par lui que je n’ai jamais pu oublier.
Le troisième volume est dédié à Lynch. J’admire infiniment le goût qu’il a pour le bizarre, le secret, le codé qui peuvent se trouver sous les apparences du plus anodin des mondes. Le bizarre de ce troisième volume devient inquiétant, voire sordide. Les détails de l’ameublement, des bribes de conversations, les dialogues à sens caché, les rapports masochistes au corps… Je pense avoir réussi, au moins partiellement, à donner une atmosphère un peu lynchienne à cette partie du récit.
Le quatrième volume est dédié à l’écrivain et critique d’art Élie Faure, dont certains de ces admirables écrits sur l’histoire de l’art ont inspiré directement le texte que Ce lit à S-29.
Le cinquième volume est dédié à Dalí, parce qu’il commence avec un rêve et que, plus tard, il montre un voyage intentionnel dans les sphères de l’inconscient. Il se passe entièrement (à part les deux dernières pages) dans le sombre labyrinthe des Bains de la Cité, où habite l’alchimiste Gian, et où nulle ligne droite n’existe. De là à imaginer que cet édifice est comme un immense cerveau, il y a un pas. C’est le genre d’approche que les surréalistes chérissaient.
Le sixième volume est dédié à Haruki Murakami, à cause de son livre La fin des temps, où le personnage principal évolue dans deux mondes diamétralement opposés. Or, cette opposition se retrouve dans le rapport entre le monde technologique et guerrier où Ce commence sa vie et le monde primitif, instinctif et pacifique — un peu à la Rousseau — où Ce se trouve après être chassé.
Le septième volume est dédié à Borges, puisque il est beaucoup question de livres et de littérature. D’ailleurs, j’utilise dans ce volume une technique typiquement Borgèsienne, que les lecteurs remarqueront en le lisant.

Notes

  1. L’Horloge a été initialement publié par Paquet en trois albums au format traditionnel de la bande dessinée franco-belge mis en couleur par Nolwenn Féliot puis Isabelle Clévenot. Les éditions du Canard en publient une réédition en deux volumes de 84 pages au format 32×25 cm et contenant une seule couleur par chapitre.
Entretien par en avril 2014