La place des femmes dans la BD : pour en finir avec le syndrome de la Schtroumpfette

La place des femmes dans la BD : pour en finir avec le syndrome de la Schtroumpfette

photo de profil

Par Théo Chapuis

Publié le

Un an après la polémique qui a secoué le Festival de la bande dessinée d’Angoulême, Konbini s’est rendu à la Mecque de la BD pour interroger les auteurs : quelle est la place des femmes dans le neuvième art ?

À voir aussi sur Konbini

Retour sur un fiasco. Le 5 janvier 2016, le jury du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême (FIBD) dévoile sa liste tant attendue de trente noms d’auteurs, tous en lice pour le Grand Prix. Pas glop, pas une seule femme n’y figure. Alors que le Collectif des créatrices de bandes dessinées contre le sexisme s’indigne et appelle au boycott, ce mini-scandale qui secoue le FIBD va résonner jusqu’en dehors des frontières du royaume du neuvième art – d’habitude si peu habitué à l’attention des médias. Bref, ça la fout mal.

Si à l’heure de l’édition 2017 les associations féministes et de nombreuses autrices s’accordent pour dire que “ça va mieux”, en 2016 il y eut jusqu’à la ministre de la Culture Fleur Pellerin pour faire part publiquement de sa déception devant cette liste de nominés tristement mâle. Et lorsqu’on mit l’organisation du festival devant le fait accompli, Franck Bondoux, délégué général du festival, déclara que l’absence de femmes parmi les grands noms de la bande dessinée était un “fait historique”. Hum, hum.

“Même si ça a son importance, la sélection uniquement masculine ne m’avait pas tant choquée, à l’époque. Mais le vrai problème a été la réaction du festival [au tollé] : prétendre qu’il n’y a pas de femmes qui ont marqué la BD, ça ce n’est pas une maladresse : c’est un manque de professionnalisme”, charge Virginie Augustin, dessinatrice de Monsieur désire ? (Glénat, 2016). Florence Cestac, vétérante du neuvième art qui a signé en 2016 le premier tome de Filles des oiseaux (Dargaud), se souvient que son sang n’a fait qu’un tour :

“Ça m’a énervé, alors j’ai aboyé comme une vieille soixante-huitarde : ce n’est pas normal que sur trente noms d’auteurs il n’y ait pas une seule femme. C’est toujours cette vieille habitude d’être entre mecs et qu’il ne faut pas que ça change…”

L’icône du chevalier blanc

À la suite de la déclaration de Franck Bondoux en 2016, le Collectif des créatrices de bande dessinée – fondé à l’origine pour protester contre une énième exposition caricaturale au doux nom de “La BD des filles” organisée par le Centre belge de la bande dessinée – appelle à un boycott qui sera très suivi. Notamment par des poids lourds de la profession : Riad Sattouf, Daniel Clowes, Charles Burns, Pierre Christin, Milo Manara, Joann Sfar ou encore Christophe Blain le relayent et l’appliquent. Malheureusement pour les initiatrices du mouvement, les médias se satisfont des boycotts de ces plumes masculines de la BD et minimisent l’action du collectif d’autrices. Pénélope Bagieu, autrice de Culottées 1 et 2 (Gallimard, 2016 et 2017), le regrette :

“Riad Sattouf a demandé à être retiré de la liste et c’était très bien : c’est quelqu’un de visible, mais surtout c’est un homme ! Il a dit des choses que les collectifs d’autrices disaient depuis des semaines et c’est lui qui a été écouté. Quand c’est dit par un homme, on trouve ça courageux ; quand c’est dit par des femmes on se dit : “Roh, elles nous font chier ces hystériques !””

“C’est un peu l’icône du chevalier blanc”, ajoute Valérie Mangin, autrice chez les éditions Soleil et membre du Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme : “Les médias ont trouvé ça formidable que des hommes boycottent le Grand Prix pour défendre des femmes ! Mais quand une femme fait la même chose, soit on se dit que c’est par solidarité, soit c’est une féministe enragée.”

Eh oui, à tous ceux qui pensent naïvement que l’univers de la bande dessinée est aussi paisible qu’une planche de Gai-Luron, vous vous fourrez le doigt dans l’œil jusqu’à la truffe. Le milieu semble souffrir des mêmes maux que la société : “Le problème [de sexisme] qui existe au sein de la bande dessinée est le même qui existe au sein de la société française, on est souvent sous-représentées, infantilisées… ça reste le cas”, témoigne Virginie Augustin, membre du collectif. “Notamment parce que c’est un milieu très masculin”, précise Marie Gloris Bardiaux-Vaïente, scénariste et historienne, du collectif également.

Effectivement, d’après les chiffres “officiels” de l’Association de critiques de bande dessinée, les femmes représentent 12,4 % des auteurs européens de BD francophone. Ces chiffres sont contestés par les États généraux de la bande dessinée (EGBD) qui attestent d’une “féminisation accrue” en s’établissant sur son “enquête auteurs 2016” à laquelle 27 % de femmes ont répondu, sur un total de plus de 1 500 auteurs. L’institution remarque alors “une proportion bien plus élevée que le chiffre de 12,4 % habituellement évoqué”. Reste que les femmes sont minoritaires parmi les auteurs.

“Une fille, ça devait écrire pour les enfants”

Elles sont nombreuses à le clamer : le sexisme, la misogynie dans le milieu sont souvent involontaires. Ce qui le rend d’une part plus excusable, mais d’autre part plus insidieux… et qui laisse de drôles de souvenirs à certaines au cours de leurs carrières.

“J’ai subi des millions de remarques complètement connes… Pendant longtemps, la première question qu’on me posait en interview était : “Qu’est-ce que ça fait d’être une fille dans la BD ?””, raconte Pénélope Bagieu. Elvire De Cock, autrice belge qui compte plus d’une corde à son arc (coloriste, illustratrice, graphiste…), ajoute une anecdote que beaucoup de consœurs ont vécue : “Lors d’un des derniers grands raouts de la BD, on m’a quand même prise trois fois pour une femme d’auteur, ou une attachée de presse…”

Chacune son histoire. Au cours de celle de Valérie Mangin, ce n’est pas tant le métier d’autrice, mais le sujet abordé dans ses œuvres qui ne plaisait pas “pour une fille” :

“J’ai trouvé un éditeur qui acceptait qu’une femme fasse de l’heroic fantasy [Soleil, ndlr], mais ce n’est pas si courant, j’étais une des rares à faire ça. […] Une fille, ça devait écrire pour les enfants, c’était la mode quand j’ai commencé – parce qu’une femme veut forcément avoir un rapport avec les enfants – ou alors je devais faire de l’autobiographie, parce que “forcément”, en tant que femme, j’ai une âme sensible… Or moi je voulais écrire l’histoire d’Attila contre l’empire romain !”

Sur le site du collectif, qui se veut non-mixte, de nombreux témoignages qui font tant rire que pleurer sont renseignés, fruits des expériences de Marion Montaigne, Tanxxx, Julie Maroh, Jeanne Puchol et bien d’autres artistes BD.

“C’est juste qu’il ne faut pas nous oublier !”

Alors la BD est-elle un simple miroir de notre société, globalement pas tendre à l’égard des femmes, les phylactères en plus ? Évidemment, le consensus n’existe pas : “Je n’ai jamais senti ni condescendance, ni misogynie à mon égard. Je n’ai jamais eu de problème à me faire publier”, confie de son côté Florence Cestac. Elle a participé à la création dans les années 1970 d’une revue intitulée Ah ! Nana avec une rédaction non-mixte d’une dizaine d’autrices BD, dans le giron des Humanoïdes associés. Au bout d’une dizaine de numéros, le périodique qui s’adresse majoritairement aux femmes (Ah ! Nana abordait des sujets comme l’avortement et les règles, mais aussi des thèmes tout différents comme l’homosexualité, la transsexualité, le néonazisme…) doit mettre la clé sous la porte. Malgré le courage et l’avant-gardisme d’une telle initiative, Florence Cestac ne regrette pas d’avoir abandonné l’expérience de non-mixité. Elle plaide aujourd’hui pour le mélange des genres :

“C’était né pour fédérer un peu la dizaine de femmes de la profession à ce moment-là. Mais je ne suis pas favorable à ce qu’on refasse ça aujourd’hui, je suis pour la mixité et je pense qu’il faut se mélanger entre hommes et femmes. C’est juste qu’il ne faut pas nous oublier ! Nous les femmes sommes des auteurs comme les autres !”

À l’instar de Florence Cestac, qui a manifesté son soutien au boycott organisé contre le FIBD l’année dernière, Christophe Blain ne déplore qu’une simple “maladresse” de la part de l’institution. Il dément de façon véhémente toute rumeur de sexisme chez les professionnels du neuvième art : “Il n’y a aucun machisme dans la bande dessinée, aucun !”, tonne-t-il lorsqu’on l’interroge. Il est l’un des rares auteurs BD à avoir remporté deux fois le prix du meilleur album du festival d’Angoulême, en 2002 pour Isaac le pirate, tome 1 : Les Amériques et en 2013 pour Quai d’Orsay, tome 2 (tous deux chez Dargaud). Cette année, il présente le quatrième tome de sa série western, Gus, dans lequel “les femmes, qui sont souvent fascinantes pour les héros, sont indépendantes et souvent des artistes”.

Or lorsqu’on le questionne sur son boycott en 2016 à l’instar de Riad Sattouf et tant d’autres, il minimise son engagement et élude sur le mode du “circulez, y’a rien à voir” : “Il ne faut pas chercher de méchants, de gens qui sont des machos, qui ont des comptes à régler et ne veulent pas que les femmes rentrent dans la BD. Je vais même être sévère là-dessus : c’est complètement faux !” Au moins, son avis est tranché : le tollé suscité par la liste exclusivement masculine du FIBD l’année dernière pour le Grand Prix a été grossi et n’est en aucun cas révélateur d’une misogynie caractérisée, ni du festival, ni du milieu :

“Je n’ai jamais rencontré le moindre auteur tenant des propos dégradants vis-à-vis de nos collègues femmes, ou bien qui se sentirait menacé parce que quelque chose supposément du monde masculin leur serait enlevé. Au contraire ! Je n’ai jamais rencontré d’auteur mec qui ne soit pas ravi que le milieu se féminise : c’est une bouffée d’air frais.”

50 % des autrices sous le seuil de pauvreté

Si les avis des auteurs sont éloquents, les chiffres le sont davantage. Plus grave que les piques du sexisme ordinaire auxquelles certaines se disent soumises, la réalité de la société rattrape tristement la BD en termes de salaire : les autrices sont moins payées que les auteurs. Voilà ce que dit le rapport 2016 des EGBD à ce sujet :

“En 2014, 53 % des répondants ont un revenu inférieur au Smic annuel brut, dont 36 % qui sont en-dessous du seuil de pauvreté. Si l’on ne prend en compte que les femmes, 67 % ont un revenu inférieur au Smic annuel brut et 50 % sont sous le seuil de pauvreté.”

Métier “passion” ? Clairement : la précarité du métier, inconnue du grand public, est pourtant une réalité tant pour les hommes que pour les femmes. Valérie Mangin : “On voit souvent un miroir déformant du monde de la BD dans les médias traditionnels : une planche d’Uderzo vendue une fortune, un album de Titeuf vendu à des millions d’exemplaires, un énième procès Moulinsart… Ce sont les arbres qui masquent la forêt car derrière ces grandes réussites économiques, la réalité de l’auteur de base est bien lointaine.”

Christophe Blain ne pourrait être plus d’accord : malgré son statut de poids lourd de la BD, il rappelle que lui non plus n’est pas à l’abri financier : “Hommes et femmes sont confrontés aux mêmes problèmes dans la BD. Ils ont les mêmes difficultés pour publier, moi quand j’ai commencé c’était dur ! Et je ne pense pas que ce soit plus difficile si on est une fille. […] Mais avec 5 500 bouquins qui sortent chaque année, il y a trop de monde dans la BD !”

D’après Pénélope Bagieu, si les difficultés subies par les auteurs étaient moins présentes, il y a des chances pour que les femmes aient moins de mal à se tailler une place dans la profession : “Chaque année des gens arrêtent ce métier parce que ce n’est plus vivable, je pense que ça ne favorise pas l’égalité d’être dans un secteur de crève-la-faim…”

Malgré tout, des formes de discrimination plus graves semblent toucher les femmes du métier, et seulement elles. Certaines n’hésitent pas à avancer que les autrices “ont plus de mal à se faire publier” ou bénéficient “de moins de marketing”, du simple fait de leur sexe. Aussi, comme l’atteste Valérie Mangin :

“Nous avons des témoignages d’autrices qui confient ne pas avoir d’enfants parce qu’elles ne peuvent pas se le permettre financièrement ; nous avons d’autres témoignages d’autrices qui nous confient avoir perdu leur contrat pile au moment où elles avaient une grossesse…”

“Claire Brétecher, c’est elle qui a ouvert la brèche !”

Aux côtés de Claire Brétecher (aujourd’hui en retrait de la profession), Florence Cestac a été pendant de nombreuses années le seul nom de “femme-auteur-de-BD” que les amateurs du genre ont connu. Elle se souvient d’une époque où faire de la BD, “c’était honteux, c’était mal vu et destiné aux demeurés”.

Si elle dit ne pas avoir souffert d’une misogynie apparente dans le milieu, elle remarque que la bande dessinée, lorsqu’elle était enfant, n’était destinée qu’aux enfants… mâles : “C’était des histoires de science-fiction ou de cow-boys […] Claire Brétecher, c’est elle qui a ouvert la brèche ! Je me disais qu’elle était formidable de raconter des histoires de filles !”

D’après la créatrice de Harry Mickson, c’est plutôt le déséquilibre générationnel qui serait à blâmer quant au peu de femmes dans la profession, encore aujourd’hui :

“Nous les femmes sommes parties plus tard en BD parce que quand on était petites, ça ne nous était pas destiné. C’est un mode d’expression où les femmes ne sont pas à l’aise : regardez, il n’y a presque pas de femme de mon âge qui lise de la bande dessinée ! C’est venu petit à petit avec des auteurs qui s’adressaient autant aux garçons qu’aux filles : je pense par exemple à Franquin.”

Le syndrome de la Schtroumpfette…

Or des autrices plus jeunes, comme Pénélope Bagieu, relèvent le même phénomène : si la BD semble s’adresser majoritairement aux petits bonhommes plutôt qu’aux petites bonnes femmes, c’est surtout à cause de l’absence du sexe féminin dans de nombreux classiques du genre, ou bien de l’aspect caricatural du personnage féminin. En BD comme au cinéma, bien souvent, “le masculin est le sexe neutre”. Elle se remémore son contact avec ses premiers “illustrés” et témoigne de son optimisme pour l’avenir :

“Tintin m’emmerdait, notamment parce qu’il n’y avait pas de filles… Et j’aimais bien Astérix, mais… c’est pareil : il y a la vieille rageuse, la femme trophée… […] Bientôt il n’y aura plus ce qu’on appelle le syndrome de la Schtroumpfette [un principe apparu dans les colonnes du New York Times, à lire en anglais, ndlr]. La femme n’est pas une caractéristique : il n’y a pas le gros, le rigolo, l’intelligent et… la femme. Ce n’est pas un quota. Il faudrait que chez les Schtroumpfs il y ait autant de femmes que d’hommes – et parmi elles, la rigolote, la sportive, la méchante, etc.”

Heureusement, il n’y a pas que les Schtroumpfs, et de nombreuses BD ont su montrer des modèles différents : l’autrice se souvient avoir dévoré Mafalda dans sa jeunesse et reste persuadé qu’une série comme Lou est lue par de nombreux petits garçons ; Christophe Blain relève l’influence de BD “déjà mixtes” qu’il lisait lui-même plus jeune, comme Tom-Tom et Nana. Plus contemporain, il cite également les aventures d’Ariol, d’Emmanuel Guibert (Bayard Editions). “L’important, ce n’est pas qu’il y ait des BD pour filles et garçons, c’est que tout le monde puisse lire les deux”, tranche Virginie Augustin.

Franquin, que cite Florence Cestac en exemple, a su créer avec le personnage de Mademoiselle Jeanne, amoureuse transie de Gaston, un personnage déjà à l’époque échappé des codes  : une femme de bande dessinée, donc soumise au miroir déformant de l’auteur, mais surtout une nana tout simplement tangible. On pourrait bien sûr en citer bien d’autres, mais cet exemple particulier n’a pas échappé à Virginie Augustin : “Même si elle est très sexy, Mademoiselle Jeanne est aussi une binoclarde, rouquine avec des boutons plein la tronche : donc elle est sexy, mais en étant finalement normale.” Mais la bande dessinée n’y échappe pas : elle est avant tout un art où caricatures et stéréotypes ont une importance cruciale. Virginie Augustin l’admet volontiers :

“Si on est dans des bédés de petits garçons, on est dans la représentation d’un petit garçon : ça va être la maman, la maîtresse, ou alors les premiers fantasmes, donc les gros seins et toute la sexualisation fantasmée qui va avec. Moi ça ne me dérange pas beaucoup. Ce qu’il faut seulement éviter, et c’est ce qu’on fait aujourd’hui, c’est le systématisme.”

… et la “culottée” Wonder Woman

Dans son dernier ouvrage, Culottées, Pénélope Bagieu présente avec passion le portrait de femmes qui ont dû se battre pour faire ce qu’elles souhaitaient dans leur vie. Elle l’assume volontiers comme une oeuvre “féministe” et “militante”. Entre la volcanologue Katia Krafft et l’inventrice du journalisme d’investigation Nellie Bly, l’autrice admet qu’un personnage de bande dessinée comme Wonder Woman a vécu un vraie destin de “culottée” :

“C’était la première super-héroïne, dans les années 1940 où elle était super badass : elle se battait contre le crime et était super-costaud. Mais dans les années 1960, un organisme de censure fut créé aux États-Unis [la Comics Code Authority, ndlr]. Wonder Woman est alors soupçonnée d’être lesbienne et son auteur va vivre beaucoup de pression. Alors, elle doit se marier pour rassurer le lectorat sur son hétérosexualité, décide de se consacrer à son foyer, ouvre un magasin de mode et se rend compte que finalement rien ne vaut l’amour d’un homme [rires]. Jusqu’à devenir un symbole de l’Onu aujourd’hui. Elle a vraiment subi ce que c’est que d’être remise à sa place.

L’année dernière, les autrices du Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme ont mené une action nommée “Trait féminin, trait masculin” lors du festival d’Angoulême. Il était proposé au public de dire si des planches, qu’on peut voir sur le site Madmoizelle.com, avaient été dessinées par un homme ou une femme. Sans jugement. Grinçante, Marie Gloris Bardiaux-Vaïente s’en souvient avec délice : “On a tout entendu : “ce trait-là, il est dur ! Il est viril ! C’est forcément un homme !”” ; Pénélope Bagieu a noté des commentaires comme “Là, il y a de la bagarre, ça doit être un auteur masculin”.

Spoiler : toutes les planches avaient été dessinées par des femmes. N’en déplaise à Christophe Blain, pour qui “ça a un caractère particulier quand un livre est fait par un homme ou par une femme, et c’est tant mieux”, ou Florence Cestac, pour qui les autrices “racontent davantage des histoires personnelles, de l’intime […] un peu comme dans le roman”.

Pour l’avenir, “des tas de réflexes à déconstruire”

Finalement, que le milieu de la BD soit misogyne ou pas, tout le monde s’accorde à clamer que la féminisation de la profession est une bonne chose. Pour faire reculer l’entre-soi masculin et que des vocations se déclarent chez les jeunes, Pénélope Bagieu souhaite “qu’on arrête d’offrir des BD seulement aux petits garçons et qu’on montre aux enfants que les femmes existent à tous les niveaux, que ce soient les héroïnes, mais aussi les créatrices”. Et à quelle définition se conformerait une BD qui mette les femmes en valeur ? Valérie Mangin nous explique :

“Elle devrait répondre à ces trois critères : il y aurait plus de femmes que d’hommes, elles auraient des interactions entre elles, et elles parleraient d’autre chose que des hommes.”

Christelle Pécout, du Collectif de créatrices de bande dessinée contre le sexisme, estime malgré tout que le chemin sera long avant un milieu BD où le sexisme aura tout à fait disparu : “En tant qu’autrices, on doit parfois déconstruire nous-mêmes ce par quoi on est passées et ce qui nous a inspirées : nous avons grandi avec des générations de BD globalement assez sexistes donc on a des tas de réflexes à déconstruire.” Et pour que ça aille mieux ? Elle préconise avant tout “des femmes dans des postes à pouvoirs de l’édition, notamment davantage de directrices de collections”.

Quoi qu’il en soit, cette année le FIBD a tout fait pour ne pas répéter la “maladresse” commise l’année dernière : nomination de Posy Simmonds (Tamara Drewe, Gemma Bovery…) en tant que présidente du jury, partenariat avec le magazine Elle“Ils ont envoyé des signes davantage positifs”, remarque Christelle Pécout membre du Collectif des créatrices de bandes dessinées contre le sexisme. Le collectif souligne aussi avec enthousiasme l’emploi par le festival du terme “autrices” pour la première fois.

C’est sans doute Valérie Mangin qui résume le mieux l’importance de porter le féminisme jusque dans le milieu de la bande dessinée :

“Nous ne sommes pas du tout contre la pornographie ni la sexualisation de certains personnages féminins, dans certaines circonstances. Mais il s’agit de réfléchir à la place de la femme, que les femmes ne soient pas toujours passives ou soumises, et que la BD ne soit plus seulement une vecteur de fantasmes d’hétérosexualité mâle. Qu’elle puisse aussi être le fantasme de toutes les sexualités !”

En marge du sujet, elle ajoute d’ailleurs : “Aujourd’hui, on parle des femmes mais on pourrait tout à fait parler de la sous-représentation des minorités dans la BD. On est dans un milieu globalement blanc.” Il n’y a plus qu’à espérer, comme conclut Pénélope Bagieu que “d’ici dix, vingt ans, on aura du mal à se rappeler que c’était comme ça à une époque.” Vœu pieux.

“Femme auteur”, “auteure”, “autrice” ?

Au fait, “auteure” de BD ou “autrice” ? D’après Marie Gloris Bardiaux-Vaïente, il n’y a pas à tortiller : c’est “autrice”, un point c’est tout. Scénariste, mais également historienne, elle justifie :

“On nous embête encore avec ce terme, pourtant c’est le terme historique ! L’Académie française, au XVIIe siècle, a changé plein de choses. Donc, quand on le ressort de sa poussière tout le monde crie au scandale, mais pourtant : acteur/actrice, auteur/autrice. Vous allez vous y faire une fois que vous l’aurez lu trois fois !”

“Cela rend visibles les femmes de façon concrète, souligne Valérie Mangin, dans le langage-même : comme ça on n’a aucun doute, contrairement à “auteure””. Ce qu’elle nous confie se retrouve sur la base historique du vocabulaire français ou encore dans le Dictionnaire du moyen français. Tandis que sur le site de l’Académie française on peut lire cette note ronchonne qui conteste la féminisation des métiers.

Eh oui, d’après la vénérable institution, “l’instauration progressive d’une réelle égalité entre les hommes et les femmes dans la vie politique et économique rend indispensable la préservation de dénominations collectives et neutres, donc le maintien du genre non marqué chaque fois que l’usage le permet”. On note que le “genre non marqué” en question… est le genre masculin. Cela vous rappelle quelque chose ?