Pour tous les « anti-Hermann » qui militaient depuis des années contre le dessinateur belge, il est illégitime sous cette couronne. On le compare à des auteurs, ses prédécesseurs immédiats, qui n’œuvrent absolument pas dans le même registre. Je suis vraiment respectueux de toutes les approches et des genres mais il faut néanmoins faire la différence, montrer qu’il y a plusieurs angles d’attaque, une hiérarchie qu’il faut accepter. Non, Hermann n’est pas un de ces petits faiseurs moyens façon anciens périodiques aux artistes anonymes cachés derrière des licences. [1]
Le malentendu
C’est bien d’un auteur qu’il s’agit et pas n’importe lequel. Vous avez un peu de temps ? Oui ? OK, alors refaisons un peu l’historique. Hermann ça fait cinquante ans cette année qu’il publie , plus de 100 bouquins au compteur, seul ou avec divers scénaristes. Ce Grand Prix est une consécration, tardive diront certains. Il a commencé avec un mentor-père spirituel de seulement sept ans son aîné, Michel Greg, et il poursuit aujourd’hui une collaboration pour partie avec son fils, son vrai fiston ( Yves H.). Il l’a souvent dit : son seul moteur dans la vie, c’est le boulot, les planches, les récits. Ho ! il a commencé assez tard en fait, à plus de 25 ans. Il était dans le domaine du dessin. Pour le scénario, il a franchi le pas tardivement.
Mais 68 ( gag) se profilait et Hermann se pointe quand les mœurs commencent à s’échauffer. Peu d’observateurs du monde de la bande dessinée se rendent compte que ça bouge aussi dans Spirou et Tintin. Tout le monde a le regard tourné vers Pilote et on a tôt fait d’opposer les deux écoles. En schématisant, les deux journaux belges travaillent pour les enfants, sont un peu trop catholiques, sages et bien pensants, ils éduquent trop, ils publient de la bande dessinée propre et des histoires édifiantes. « De 7 à 77 ans » est-il un slogan mensonger ? Après 12 ans, il faut être gaga pour ne pas stopper l’abonnement ?
Rien de plus faux.
Pardon d’omettre volontairement les autres publications, elles sont pourtant toutes passionnantes : Vaillant-Pif, Charlie , les hebdos plus ou moins satiriques, une foule de comics, on publie aussi beaucoup à l’époque des bédés dites de gare, à cheval entre le magazine et les albums, réalistes, humoristiques , de l’import, du Disney... La bande dessinée a toujours été multiple, complexe et ses développements se font partout en même temps et non pas dans un foyer révolutionnaire comme on l’avance trop souvent.
Le révolution des bulles
Dans Spirou, il y a longtemps qu’Yvan Delporte, son rédacteur en chef, fait le zazou. Ce magazine, depuis la moitié des années 1950, ne se contente pas que des numéros spéciaux à Noël. En face, Tintin n’est plus ce support lénifiant très vieille école bourgeoise belge et coloniale. Le rédacteur en chef en est depuis peu un certain Greg, scénariste et dessinateur œuvrant notamment dans Pilote où il dessine Achille Talon. Important , Greg, très important.
C’est Pilote qui rafle la vedette en ce temps-là, mais si on y regarde de plus près, plusieurs auteurs jusqu’à l’orée des années 1970 vont se retrouver simultanément dans les trois supports les plus célèbres. Notons ici un élément essentiel : ce sont deux anciens hebdomadaires belges “contre” un nouvel hebdomadaire français. La nationalité a son importance historiquement, on y reviendra.
On est à la fin de ce qu’on appellera plus tard « l’âge d’or ». Or donc, Delporte est viré de chez Spirou et Greg, qui était déjà auteur chez Tintin, en est devenu le rédacteur en chef en 1965. L’imbrication, l’intrication des trois supports est chose flagrante alors qu’on a tendance à les opposer. Dans Pilote , il y a par exemple Achille Talon (de Greg), Jean-Michel Charlier et (désormais moins) René Goscinny fournissent des paquets de scénarios pour les trois revues, parfois déclinés sur le même thème (les aviateurs, les scouts, le western...). Il y a même mise en abyme puisque Greg dessine un Goscinny rédac-chef d’un Polite imaginaire (Mâtin, quel journal !) et coache un vrai hebdo de l’autre côté de la frontière franco-belge ! Jijé, patron proclamé de l’« École de Marcinelle » a aussi atterri dans Pilote, sans oublier Bretécher qui a fait ses classes avec Cauvin dans Spirou avant de passer à Pilote et de créer L’Écho des Savanes avec Gotlib, lui aussi un proche de Goscinny, Bref, qu’on ne vienne pas dire que les lignes éditoriales sont antagonistes il y a trop de points et d’auteurs communs. Et tout ce petit monde participe à la révolution.
Les aventures d’Hermann
Revenons à Hermann, point de départ de ce blabla bédéesque. Il se profile , il apparaît juste à ce moment-là. Pour la petite histoire (que les amateurs connaissent), il a un beau-frère du nom de Philippe Vandooren. Il s’occupe à ce moment-là, dans le mitan des années 1960 d’un magazine scout (encore !) : Plein Feu. Toujours prêts à associer le scoutisme et le 9e art ( suivant par là-même les traces de l’illustre ancêtre Hergé), Philippe Vandooren, lui-même dessinateur , demande à Hermann de produire quelques pages mettant en scène de valeureux adeptes de Baden Powell. Ce qu’il fit, délaissant des travaux de dessin un peu moins rigolos. Après tout, pourquoi ne pas essayer ?
Ce sera le pied à l’étrier. Hermann ira vite proposer ses services à Dupuis qui publiera dans Spirou quelques Oncle Paul, banc d’essai idéal pour un dessinateur réaliste. Il sera repéré par Greg qui le débauchera en quelque sorte, le mot est sciemment utilisé. Greg a son studio, Hermann y fait un stage éclair et hérite très vite d’une collaboration avec le « patron ». Ça n’a pas traîné. Intuition de Vandooren, flair de Michel Greg...
50 nuances de Greg
Greg, rédacteur en chef, a les idées qui fourmillent et Greg le scénariste en profite. Pour l’heure, Hermann est mis à contribution comme illustrateur : de Pierre Pelot pour Dylan Stark. Mais bientôt, le rédacteur en chef et le jeune espoir du dessin créeront dans les mois suivants une série d’aventures, Bernard Prince. Dans le dessin, il y a du Jijé , du Giraud et beaucoup de Hermann déjà. Des récits courts, parfaits pour se faire la main .Les albums suivront.
Greg et Hermann ne passent pas pour des auteurs novateurs ; il y a d’autres noms qui circulent dans les encyclopédies : Druillet, Fred en tête. Pourtant, leur travail bouscule. Hermann va redéfinir le dessin réaliste et en cela apporter une touche naturaliste nouvelle, et surtout inédite dans la presse dite "des jeunes". C’est organique, vivant, les personnages transpirent, les atmosphères sont volontiers glauques, on décrit un monde fait d’odeurs et de pulsions. Ce n’est pas frontalement sexué mais pourtant loin des canons très sobres voire aseptisés du réalisme franco-belge. Les trois personnages de la série Bernard Prince sont en quelque sorte les trois étapes de la vie d’un homme, il y a l’enfant, le trentenaire et le vieux briscard. Les aventures sont dans la tradition classique du récit d’aventure : exotisme et bons mots avec une pointe de réalisme original, j’allais dire violence. Les personnages sont velus, tordus, musclés, ont des défauts physiques. C’est pas anodin, c’est même la base d’une certaine révolution dans les habitudes des lecteurs.
Car Greg est attentif à ce qui se passe dans les arts de la narration ; il voit le cinéma, les séries télé, il s’immerge dans cette atmosphère particulière des scénaristes et réalisateurs américains et il en retient une humeur. Le magazine qu’il anime, comme ses séries personnelles qu’il réalise en tant que scénariste, vont transformer le paysage éditorial. Au début des années 1970, flottera dans Tintin, cet esprit que l’on trouve dans le “nouveau” cinéma américain. Hermann, Auclair, Cosey, Derib, Vance et d’autres dans la veine réaliste transforment en bande dessinée ce courant qui est en train de changer le cinéma.
Greg va donner à Hermann l’occasion de déployer toute sa maestria. En restant sur la série Prince, Greg va lui concocter des scénarios sur mesure dans lesquels Hermann représente la nature comme personne ne l’avait fait jusque là. Les thèmes-mêmes de ces albums indiquent d’emblée la couleur : le désert, l’incendie, la pluie, la chaleur, le froid, la jungle, un volcan... À chaque fois, les personnages souffrent, en bavent, en crèvent. Les aventuriers offrent un spectacle en technicolor, Hermann se révèle un maître pour représenter l’organique, les matières, l’eau, le bois, les pierres, la glace, le sable, le feu... Mais il ne s’agit pas seulement de représentation graphique : il excelle dans le mouvement, la dynamique, servi et guidé par son scénariste qui est un malin.
La série Comanche, apparue en 1969, sera une nouvelle occasion de mettre en scène la nature, la pluie, le soleil assassin. Une série très réaliste elle aussi, dure, physique. On y meurt en tombant sur les genoux, Hermann a digéré Leone, Peckinpah, ce cinéma violent. Et tout ça passe dans Tintin, magazine qualifié de propret ! Greg a pourtant amené du couillu, du sexy, de l’humain, qui pue, qui est vache, impitoyable et agressif. Une séquence fera d’ailleurs scandale, Red Dust y tue un bandit, froidement.
On reprocha à la série cette violence excessive et surtout on y décela les mêmes travers décriés qui suintent des Inspecteur Harry ou autre Charles-Bronsonades, des justiciers un peu trop légers de la gâchette. Il restera toujours une trace de cette séquence mémorable, c’est peut-être même le point de départ inconscient de la méfiance à l’encontre de Hermann.
Dans le même temps, Jean-Luc Vernal lui propose d’illustrer Jugurtha qu’il abandonne rapidement au bout de quelques épisodes . Rien ne l’arrête.
Greg travaille de son côté avec Vance, Aidans, Dany, Cuvelier, etc. Mais son meilleur allié est Hermann. Cette période dure le temps où Greg est rédacteur en chef (1965 -1974). Hermann est lancé, il ne s’arrêtera plus. Sur la fin de leur collaboration Hermann s’ennuie, il ira jusqu’à placer des éléments anachroniques dans les décors de Comanche, démarche potache s’il en est. Ils se fâchent. Greg quitte la rédaction en chef, s’envole, mandaté par Dargaud, vivre son Amérique. Le couple se sépare... [2]
Hermann a fini sa formation il s’affranchit de la tutelle de son mentor et crée sa propre série sur laquelle il est à la fois dessinateur et scénariste : Jeremiah.
Jeremiah
C’est encore un western, mais post-apocalypse. On avait pressenti chez lui un regard désabusé, sévère ; il va s’en donner à cœur joie. Devenu son propre scénariste, Hermann crée un personnage qui lui ressemble, en tous points.
Dans la foulée , Hermann est approché par un magazine aux prétentions éditoriales européennes (voyez-vous ça !) : Zack, une création allemande des éditions Koralle Verlag, une filiale du groupe Springer, dont Super-As sera le versant francophone et qui sera aux commandes ? on vous le donne en mille : Vandooren ! [3]
L’hebdo fera long feu (pas même deux ans en kiosque) mais ce fut suffisant pour lancer son héros sur la route. Il faudrait investiguer et comprendre pourquoi cette série ne fut pas publiée par Dupuis ou Lombard. Peut-être trop...adulte ? C’est donc la marque de son distributeur Fleurus, que Novedi publie en France les premiers tomes (plus tard, tout le catalogue de ce label créé par Jacques De Meester et Joseph "Jack" De Kezel, passera dans le giron des éditions Dupuis).
Dans ce magazine international, d’autres auteurs (issus de Tintin en majorité) ont fourbi leurs armes, parce qu’entre-temps, oui, les choses ont une fois de plus changé. Pilote est passé mensuel en 1974, Goscinny meurt en 1977, de nouveaux supports sont parus ou ne vont pas tarder d’apparaître : L’Écho, Fluide, Métal , (A suivre), Circus, Gomme, Vécu...
Le paysage de la bande dessinée a bien changé. Super As serait un Tintin 2G pendant que le Tintin originel se cherche, change de nom, vivote. Les auteurs sollicités ? Hormis quelques Italiens ou espagnols, que de vieux routiers franco-belges : Charlier, Hubinon, Reding, Graton, Duchâteau, , Weinberg, Bara et quelques plus jeunes : Malik, Denayer, Hulet... Ils y créent de nouvelles séries ou poursuivent la destinée de leurs personnages .
(A SUIVRE)
(par Sergio SALMA)
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Hermann (Grand Prix Angoulême 2016) : "Il n’y a qu’en travaillant continuellement que je parviens à combler ma perpétuelle insatisfaction."
Hermann ("Jeremiah") : " Mon seul ennemi dans le métier, c’est moi-même."
Hermann change d’avis
Hermann, Grand Prix d’Angoulême 2015 ?
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La chronique de Sans Pardon
20 ans au Lombard, c’est Signé ! et nos précédentes interviews d’Hermann & Yves H. :
« Nous pourrions continuer Bernard Prince … ou Comanche » ainsi que notre article Hermann revient à Bernard Prince
« "Retour au Congo" pastiche Tintin, mais sans le plagier ! »
Hermann sur ActuaBD, c’est aussi :
Les chroniques du Diables des sept mers et des albums de Jeremiah tomes 27 et 30.
La remise du Prix Diagonale 2009.
Une autre interview de fin 2014 : « Si une case ne m’excite pas ou ne me procure pas de sensation, je la gomme. »
Deux interviews réalisées par Nicolas Anspach : " je ne me prends pas pour un artiste !" (nov 2007) et "Dans Caatinga, des paysans forment un mélange de ’Robin des Bois’ et de criminels impitoyables…" (janv 1997)
Une vision globale de son parcours : Hermann à livre ouvert
Visiter le site d’Hermann
[1] J’ai été lecteur passionné de Hermann, un grand spectateur aussi. Épaté par la force graphique, étant régulièrement en conflit avec mes amis puisque sur de nombreux points, je place Hermann au-dessus de Giraud, mais c’est anecdotique.
[2] J’ai perçu la séparation d’avec Greg comme une perte, je trouvais que ça fonctionnait parfaitement, deux savoir-faire incroyables !
[3] En citant Vandooren plusieurs fois, loin de moi l’idée de voir en cette présence un "piston" quelconque pour Hermann. Le passage de l’auteur chez l’éditeur Dupuis dans les années 1990 est aussi évident sans qu’on n’ait besoin de cette proximité familiale. Bien entendu, ça aurait changé la configuration ; disons que le pied à l’étrier de départ fut lui absolument déterminant. Grâce à Vandooren, Hermann a fait de la bande dessinée, je crois qu’on peut l’affirmer.. Vandooren fera aussi du scénario pour Hermann : trois albums avec le personnage de Nic, une espèce de remake de Little Nemo. Ce fut étonnant de voir Hermann quitter la rudesse, la rugosité, la violence pour servir un scénario aux antipodes de ses habitudes graphiques. Une douceur qui fut le seul vrai travail fait à destination des plus jeunes. Hyper-lisible, lui permettant de dessiner avec légèreté, Nic fut une parenthèse. Sans vouloir faire de la divination a posteriori, Hermann en 1979-80, quand il dessine Nic, a un fils de 13, 14 ans en train de quitter l’enfance. Vandooren, clin d’œil appuyé, signe Morphée les histoires du petit Nic au pays du sommeil.
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