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Blutch : «Je n'ose plus dire “Charlie” tellement c'est devenu un logo»

«Dans les moments de tension extrême, le dessin m'apaise, puis me permet de réfléchir. Même si c'est rudimentaire, c'est une forme de pensée.» Dargaud / Cécile Gabriel / Blutch / Dargaud

INTERVIEW - Le dessinateur publie ce vendredi Vue sur le lac, une somptueuse monographie. Il revient pour Le Figaro sur son rapport au dessin, Charlie Hebdo et sa reprise du classique Tif et Tondu.

«Je ne suis pas intime avec ce bouquin, je le découvre juste», prévient Blutch. «Ce bouquin», c'est Vue sur le lac. Une somptueuse monographie réunissant, à l'occasion du Festival de BD de Lausanne, une série d'esquisses réalisées depuis une quinzaine d'années par le dessinateur, également récipiendaire du grand prix de la ville d'Angoulême en 2009.

Par quel sortilège un auteur de cette envergure pourrait-il ne pas être familier de son travail? «J'ai plutôt confiance dans mon travail lorsque je le présente sous forme de bande dessinée, avec un album et un récit, explique-t-il. Mais je n'ai pas assez confiance pour le montrer “nu”. Ce sont des dessins jetés sur le papier. Je me dis que cela ne vaut pas le coup.»

Sa méfiance envers les monographies d'auteurs de bande dessinée ne s'est estompée que récemment. «On devient complaisant avec l'âge», sourit-il. Blutch parle lentement, d'une voix claire. Il mesure chacun de ses mots: «Ce qui me fait peur dans le travail, c'est la fatuité. Une forme de complaisante facilité où chaque trait que je trace vaut le coup, où chaque mot que je dis est important. J'ai peur de cela, précise-t-il. Je crois que dans tout ce que je fais, tout n'est pas recevable par le public. Il y a un côté imposteur dans le bouquin. Il y a des dessins d'humour, mais je ne suis pas un dessinateur d'humour. Il y a des dessins de plasticien, mais je ne suis pas du tout plasticien. Des affiches, mais je ne me considère pas comme un affichiste. Ce sont des pratiques qui m'attirent et qui me plaisent. Malgré tout, je reste un auteur de bande dessinée».

Sorti épuisé de Lune l'envers (2014), Blutch a passé plusieurs mois sans travailler sur une nouvelle bande dessinée. «Aligner les cases était devenu plus difficile. Pour réaliser une bande dessinée, il faut une persévérance et une concentration. J'ai une vie trop éclatée. C'est difficile de passer des heures et des heures devant ma planche.» Il n'a cependant jamais arrêté de dessiner.

Le Zouave, un hommage à Hergé réalisé en juin 2015. Blutch / Dargaud

Une partie de ces dessins figure dans Vue sur le lac. Des nus. Des dessins de presse. Des croquis d'après nature. Des poses. Le style évolue sans cesse, surprend toujours, qu'il utilise des pinceaux ou des stylos-bille. Il suffit de se laisser porter par le trait virtuose de Blutch. S'agit-il pour autant de ses meilleurs dessins? «Même pas. C'est un livre de gribouillages» explique l'auteur de Péplum. Après Total Jazz (Ed. Cornélius) et En finir avec le cinéma (Dargaud), où le dessinateur règlait ses comptes avec le mélomane et le cinéphile qui sommeillaient en lui, Blutch veut-il en finir avec le dessin dans Vue sur le lac? «Non (rires). C'est le dessin qui en finira avec moi. Ce n'est pas un adieu.»

Blutch s'essaye aussi à l'anthropomorphisme. «J'ai toujours eu cette tentation. Quand Lewis Trondheim m'a proposé de dessiner un Donjon, je me suis régalé. J'avais l'impression de faire un Donald», déclare ce grand admirateur de Carl Barks. Plus loin, figure un dessin réalisé sans regarder la feuille, souvenir de ses années passées aux Arts décoratifs de Strasbourg.

Anthropomorphisme. Blutch / Dargaud
Dessiner la musique. Blutch / Dargaud

Le jazz, son autre grande passion avec le cinéma, est bien entendu présent. «Les musiciens de jazz sont souvent très beaux graphiquement. C'est comme représenter ses héros. Je n'ai pas été musicien et je le regrette. Dessiner un musicien, c'est presque rejoindre le groupe. Pour représenter la musique de manière tangible, j'ai cherché des symboles autres que des notes. C'est amusant, mais on fait cela en pure perte. Il vaut mieux écouter de la musique!»

Au moment des attentats de janvier, Blutch avait d'ailleurs prévu de travailler avec le critique musical Alex Dutilh sur une série de portraits de Sonny Rollins. Mais il «n'a pas pu». Blutch a pourtant continué de dessiner. Dès le 9 janvier. «Rien ne me freine. Dans les moments de tension extrême, le dessin m'apaise, puis me permet de réfléchir. Même si c'est rudimentaire, c'est une forme de pensée. Quand on est rattrapé par les événements, on se dit “À quoi bon dessiner une fiction?”. On croit qu'on est plus utile en se mêlant au cri du monde alors que le bon choix est de rester dans la fiction. J'aime beaucoup les peintres qui peignaient des bouquets de roses pendant la guerre de 14».

Vue sur le lac est l'un des ouvrages les plus personnels de Blutch. La mémoire de l'attentat contre Charlie Hebdo est encore vive. «Je n'ose pas dire “Charlie” tellement c'est devenu un logo. Cela ne veut plus rien dire», lance le dessinateur.

«Je n'ose pas dire “Charlie” tellement c'est devenu un logo. Cela ne veut plus rien dire.» Blutch / Dargaud
Alain Resnais. Blutch / Dargaud

Le souvenir d'Alain Resnais, avec qui il collabora sur trois films (Les Herbes folles, Vous n'avez encore rien vu, Aimer, boire et chanter) est également présent. Un émouvant portrait du cinéaste décédé le 1er mars 2014 le représente assis, chez lui. «Il était vraiment comme cela. Dans son salon avec ses cassettes, ses DVD, ses bouquins, ses BD, ses dossiers. De son vivant, je ne voulais pas le dessiner. C'est quelqu'un auquel je pense souvent. C'était un bel artiste.»

Le dessinateur poursuit: «Il y a un côté funèbre dans le dessin. C'est un peu compliqué pour moi de feuilleter un livre comme celui-là. C'est comme un album de photos de famille. Chaque dessin est lié à un moment envolé. On dessine parce que la vie s'échappe, pour laisser des traces. Les gens que vous aimez, vous voulez les préserver, les retenir.»

Pour sa prochaine BD, Blutch retrouvera certains des héros de sa jeunesse. Attendue depuis longtemps, sa reprise du classique de la bande dessinée franco-belge Tif et Tondu est enfin sur les rails. Une dizaine de pages a déjà été achevée. Ce ne sera pas une «parodie», mais une «enquête», «une histoire dans la lignée» de Rosy, Tillieux et Will. Mais sans Choc, le fameux méchant au heaume, déjà utilisé dans une série parallèle. «Je ne suis pas fasciné par Choc comme la plupart des gens, avoue Blutch. Mais par Kiki», la comparse de Tif et Tondu créée par Tillieux. Blutch s'essaye à la ligne claire, mais avoue avoir «beaucoup de mal à [s]e réfréner, à ne pas en faire trop». Le dessinateur espère finir en juin 2016 ce récit qui s'intitule Mais où est Kiki? Une case de l'album sera présentée au Festival de bande dessinée de Lausanne:

Tif et Tondu, par Blutch. Blutch

En attendant, Blutch relit beaucoup de bandes dessinées, «tout, de Gébé à Hermann». «Je révise», dit-il. Avant de se plonger dans les nouveautés: le deuxième tome de L'Arabe du futur de Riad Sattouf et Combats de Daniel Goossens. Il y a pire compagnie.

Vue sur le lac, Blutch, Dargaud, 184 pages, 34 euros.

Le cousin de Mickey. Blutch / Dargaud

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