Cocréateur du polar animalier à succès Blacksad (Dargaud, cinq tomes à ce jour), l’Espagnol Juan Diaz Canales est considéré comme l’un des scénaristes de bande dessinée les plus brillants de sa génération. Sollicité pour reprendre le personnage de Corto Maltese, ce grand fan de l’œuvre d’Hugo Pratt a entraîné avec lui son compatriote dessinateur Ruben Pellejero, autre admirateur du maître italien. La sortie de Sous le soleil de minuit (Casterman) coïncide avec le 20e anniversaire de la mort de Pratt. Le nouveau scénariste des aventures du célèbre marin romantique revient sur la genèse de cette reprise très attendue.
Reprendre Corto Maltese, c’est en quelque sorte toucher au mythe. Avez-vous hésité avant de dire oui ? Le risque était important…
Juan Diaz Canales : Je n’ai pas hésité à donner une réponse positive. Pour moi, plus qu’un mythe, Corto est d’abord un copain, un ami. Comme la plupart des lecteurs, la relation que j’entretiens avec lui tient davantage de la liaison émotionnelle que de l’admiration sacrée. Avoir l’occasion de l’imaginer dans de nouvelles aventures est en quelque sorte un rêve devenu réalité. Tout lecteur a un jour fantasmé sur des histoires jamais écrites de son héros préféré. Je ne parlerais donc pas de « risque » mais de véritable cadeau.
Quelle place avait jusque-là Corto Maltese dans votre vie ?
Je dis souvent que si je suis dans le métier, c’est grâce à Corto. J’ai connu l’œuvre de Pratt pendant mon adolescence, et je me souviens encore de la première fois que j’ai lu une histoire courte de Corto. Cela a été un déclic. Je lisais déjà beaucoup de BD. Mais Corto m’a tellement impressionné que cela m’a décidé à faire de la BD moi-même.
Quelle est la première chose que vous avez faite quand vous avez commencé à travailler sur ce projet ?
Relire les albums de Corto. D’abord pour éviter des possibles erreurs dans la biographie du personnage. Ensuite pour étudier l’aspect formel et la structure narrative de Pratt. Je me suis vite aperçu qu’il était inutile d’essayer de s’en approcher d’une façon « technique », et qu’il était préférable de se laisser porter par la poésie de l’auteur. Je me suis détendu, du coup, et me suis régalé avec cette relecture.
Le style narratif de Pratt est très particulier avec ce mélange de poésie, d’action, de réflexions philosophiques, de séduction… Pas simple à décrypter, non ?
Effectivement. C’est pour cela que l’approche ne peut pas être une question de forme. Il n’y a pas de logique dans tous ces éléments. Il s’agit d’un état de l’âme. La façon la plus pertinente d’aborder ce travail était de retrouver les sensations, les idées, les images que la lecture de Corto m’ont suggéré depuis le temps qu’on se connaît tous les deux, lui et moi – et cela fait déjà quelques années…
Il y a aussi une « musique » très particulière dans les dialogues de Corto Maltese. Un grand détachement, un ton désabusé, poétique, ironique et assez cynique parfois… Comment vous en êtes-vous imprégné ?
Les dialogues sont, depuis toujours, un des aspects les plus intéressants chez Pratt. Il me semble que l’ironie – que Corto maîtrise parfaitement – est une des expressions les plus évidentes de l’intelligence. L’influence des superbes dialogues qu’on entend dans les polars et les films d’aventure des années 1940 et 1950 est très présente dans l’œuvre de Pratt. Bien qu’il soit un homme d’action, on peut affirmer sans hésitation que l’arme la plus puissante de Corto est la parole.
Votre intrigue est assez complexe, avec beaucoup de rebondissements et de nombreux personnages tous plus excentriques. Du pur Pratt ?
Je ne dirais pas excentriques, mais complexes. Pratt avait une idée de l’être humain assez nuancée, pas du tout manichéenne. Il y a des personnages qu’on dirait odieux, presque dégoûtants – le meilleur exemple est Raspoutine – mais ils nous paraissent pourtant sympathiques. Le message à retenir, c’est que l’homme est finalement capable du meilleur et du pire à la fois.
De nombreux personnages de cet album ont vraiment existé. S’appuyer sur une certaine réalité historique était-il pour vous un moyen de vous rassurer ?
Ce mélange de réalité et de fiction est quelque chose que j’adore chez Pratt. J’en ai profité pour faire pareil. Certes, il y a toujours le risque d’être trop « encyclopédique », voire ennuyeux. C’est pour cela que je me suis autorisé une grande liberté littéraire pour modifier et adapter les personnages historiques aux convenances du récit.
Votre Corto est assez fidèle à celui qu’on connaît, avec tous ses paradoxes. Individualiste et altruiste, pacifiste et bagarreur, idéaliste et subversif… Avez-vous essayé de lui attribuer des nouveaux traits de caractère ?
Non. Ruben Pellejero et moi sommes avant tout des vrais fans de Corto. Dans cet album, nous avons mis en scène des éléments qui nous sont chers dans la série, en tant que lecteurs. Nous sommes persuadés que tout le monde attend de retrouver Corto tel qu’on le connaît dans l’œuvre de Pratt. A quoi bon le changer ?
Quelle marge de manœuvre vous ont laissé Patrizia Zanotti, l’ayant droit de Pratt, et Casterman ?
La réponse est simple : nous avons eu une totale liberté de création, sans la moindre contrainte.
L’ambiance graphique des albums de Corto est très particulière. Elle a une fonction narrative. Comment avez-vous pris en compte cet aspect pour écrire votre histoire ?
Il m’a fallu visualiser le scénario comme si Pratt allait lui-même le dessiner. C’est-à-dire imaginer les choses qu’il aurait aimé faire, et celles qu’il n’aurait pas faites. Le paysage, par exemple, n’est jamais un simple décor chez lui, mais un personnage en tant que tel. Il y a aussi très peu de scènes explicites : il faut beaucoup plus « suggérer » que « montrer », dans l’univers de Corto. Sinon on risque de perdre son esprit, sa poésie.
Pratt a dit un jour que « la bande dessinée, c’est comme le cinéma, même si c’est un cinéma de pauvres ». Partagez-vous cet avis après la réalisation de cet album ?
Si l’on pense la BD comme un petit frère du cinéma, non. Mais, à mon avis, ce que Pratt voulait mettre en avant avec cette phrase, c’est la capacité du langage de la BD à raconter des histoires sublimes avec les moyens les plus humbles : une feuille de papier et un feutre. Là, je suis totalement d’accord avec lui.
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